vendredi 17 janvier 2025

Est-il possible d'obtenir l'exécution en nature de l'obligation de négocier de bonne foi? Probablement pas selon une décision récente de la Cour d'appel

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

L'exécution en nature est la règle en droit civil québécois (contrairement à la common law de nos provinces voisines canadiennes). Reste qu'il existe des circonstances où elle ne peut être ordonnée, comme lorsque l'obligation contractée est intuitu personnae, lorsque l'exécution est maintenant impossible ou lorsque la nature de l'obligation est telle qu'une telle exécution n'est pas appropriée. Nous avons traité ce matin de l'affaire 2177 23rd Avenue Holdings c. Pival International inc. (2025 QCCA 19) où la Cour d'appel discute d'une clause de renouvellement dans un bail commercial et nous revenons cet après-midi sur cette affaire pour discuter de l'obiter prononcé par la Cour sur la possibilité d'ordonner à des parties de négocier de bonne foi.


Dans cette affaire, la Cour d'appel est saisit d'un pourvoi à l'encontre d'un jugement de première instance qui a conclut à l'existence d'une option contractuelle de renouvellement d'un bail commercial et à un manquement à l'obligation de l'Appelante de négocier de bonne foi un tel renouvellement. Le jugement ordonne aux parties de négocier pour en arriver à un nouveau montant payable pour le loyer.

Nous avons traité ce matin du jugement unanime de la Cour - rendu sous la plume de l'Honorable juge Suzanne Gagné - qui a cassé le jugement de première instance au motif que l'Intimée ne bénéficiait pas d'une véritable option de renouvellement. En raison de sa conclusion sur cette question, la Cour n'a pas eu à se prononcer sur la question de savoir si l'exécution en nature de l'obligation de négocier de bonne foi est possible. 

Reste que la juge Gagné émet, en obiter, de sérieux doutes sur une telle possibilité:
[82] Se référant au mode d’exécution qu’est l’exécution en nature de l’obligation (articles 1590 et 1601 C.c.Q.), le juge est d’avis qu’il peut ordonner aux parties de négocier le prix du loyer :
[109] As a matter of specific performance, Pival and the Defendants, who are Cominar’s successors by particular title and who are themselves bound by the Lease, may be ordered to engage in good faith discussions aimed at setting the rent for the renewal period in accordance with the strict parameters of section 27.6. As required by the text of the renewal clause, the rent so set—and by extension the parties’ good faith discussions—must be based on market rates for a five‑year term in force (“alors en vigueur”) on November 25, 2021, when the renewal clause was exercised.
[Italiques dans l’original]


[83] On peut se demander si l’exécution en nature forcée de l’obligation de négocier de bonne foi est possible. Selon la professeure Brigitte Lefebvre, cette solution, quoique concevable en théorie, n’est pas réaliste en pratique :
La question de donner ouverture à l’exécution en nature pour une obligation de moyens peut s’accepter en principe. En théorie, il est concevable que la sanction de ne pas négocier soit d’imposer aux parties de continuer les négociations. Le droit donne techniquement ouverture à une injonction mandatoire. En pratique cependant, cette solution est irréaliste. On ne peut pas faire abstraction du fait que les parties n’ont pu s’entendre et ont rompu les négociations. Il serait illusoire de croire que les forcer à continuer à négocier ait une quelconque pertinence. La négociation revêt, sous certains aspects, un caractère intuitu personae et l’exécution forcée devient impossible. M. Cedras est formel: « La seule sanction juridique admissible est l’exécution par équivalent ».
[Renvois omis]

[84] Les auteurs Jean-Louis Baudouin, Patrice Deslauriers et Benoît Moore sont du même avis, soulignant que « la liberté contractuelle ne permet pas qu'une partie ayant rompu les négociations soit, par la suite, obligée de les reprendre contre son gré ».

[85] Sans répondre à la question de manière aussi tranchée, je doute que l’exécution en nature forcée de l’obligation de négocier de bonne foi puisse être efficace. Le plus souvent, compte tenu du principe de la liberté contractuelle, ce mode d’exécution risque de ramener les parties à la case départ. En règle générale, lorsqu’une partie manque à son obligation de négocier de bonne foi, le remède approprié consistera en l’octroi de dommages-intérêts et non en l’exécution en nature de l’obligation.

 Référence : [2025] ABD 26

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