mardi 30 janvier 2018

L'exécution en nature n'est pas appropriée lorsque l'obligation contractée est intuitu personae

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous en traitons souvent, l'exécution en nature est la règle en droit contractuel québécois. Cela ne veut pas dire pour autant qu'elle s'impose automatiquement dans toutes les situations. En effet, il existe des cas où celle-ci est impossible, comme lorsque l'obligation contractée est intuitu personae. L'Honorable juge Lukasz Granosik effectue une analyse en profondeur de la question dans Centre hospitalier de l'Université de Montréal c. Heinmüller (2018 QCCS 223).



Le juge Granosik est saisi d'une affaire d'outrage au tribunal. Suite à une transaction entre les parties - laquelle a été homologuée par la Cour supérieure - le Défendeur a l'obligation préparer et finaliser un rapport évaluant les conséquences d'un programme sur les services rendus à la population. 

Seul le Défendeur est en mesure de faire ce travail qui exige l’analyse des données brutes et la rédaction d’un rapport. Or, bien que le Défendeur affirme travailler à temps plein sur ce rapport depuis avril 2016, il est incapable de le remettre dans les délais prévus par la transaction.

Dans son analyse de la question de l'outrage, le juge Granosik souligne que le tribunal a toujours la discrétion d'acquitter un défendeur nonobstant sa culpabilité technique lorsqu'il en juge les circonstances appropriées. C'est pourquoi il juge pertinent de sonder la question de savoir si l'exécution en nature contre le Défendeur est appropriée en l'instance.

Pour le juge Granosik, la réponse à cette question est négative. Après une revue des principes juridiques applicables, il indique que les obligations intuitu personae se prêtent très mal à l'exécution en nature:
[22] En vertu de cette réserve énoncée à l’article 1601 C.c.Q., depuis fort longtemps, les tribunaux québécois se sont abstenus d’ordonner l’exécution en nature lorsqu’il s’agissait d’une obligation qui impliquait une participation personnelle du débiteur, c’est-à-dire d’une obligation intuitu personae. Ainsi, on a refusé de forcer un acteur à jouer dans une troupe et un joueur de hockey à jouer pour une équipe. Cela se comprend aisément dans la mesure où la prestation est alors éminemment tributaire de la volonté ou des qualités spécifiques du débiteur. Le juge en chef Lamothe écrit à ce propos dans l’arrêt Lombard :
Une Cour de justice ne peut, par injonction, forcer un défendeur à faire un acte quelconque. Sous le droit actuel, encore plus que sous l’ancien droit, cogere ad factum répugne. L’exécution d’une ordonnance de ce genre ne peut se faire qu’au moyen de violence physique sur la personne.
[23] Jean-Louis Baudouin, alors qu’il était encore étudiant, a écrit un article dans lequel il envisageait mal l’outrage au tribunal dans le cas d’une obligation de faire que seul le débiteur était en mesure de satisfaire :
De plus, le mépris de cour pour inexécution d’une obligation de faire, fait figure en droit québécois de remède extraordinaire et exceptionnel. A notre connaissance, il n’a encore jamais été employé pour une obligation de faire, si bien que petit à petit, il a perdu de sa force primitive. Il existe à notre avis deux raisons principales à cet état de chose. En premier lieu, les juges québécois en majorité de mentalité latine, appliquent en matière de constat des principes d’inspiration française. Leur formation française les pousse à s’opposer à l’application de la contrainte par corps pour une faute contractuelle; ils n’osent appliquer strictement ces principes théoriques dans la crainte des solutions pratiques auxquelle (sic) ils devraient logiquement aboutir. 
La seconde raison de la désuétude dans laquelle est tombé le mépris de cour réside dans le fait que les tribunaux se refusent à considérer comme grave une simple faute contractuelle, qui, par l’application même du mépris de cour se transformerait en délit. Les tribunaux en arrivent ainsi à favoriser la personne au détriment du respect du contrat même. 
L’examen de la jurisprudence nous permet de constater que les tribunaux, avant même de discuter la valeur doctrinale d’une demande en exécution spécifique, cherchent à déterminer si un mode de violence physique devra être prescrit pour y parvenir; dans l’affirmative ils ne l’octroient jamais. En considération de cette protection accordée au débiteur, nous pouvons donc distinguer trois cas où l’exécution forcée est refusée. 
Le premier est celui où la prestation demandée par le créancier n’a de valeur que dans la mesure où elle est faite par le débiteur lui-même. C’est par exemple, la prestation de l’artiste qui s’engage à peindre un tableau, à jouer une pièce de théâtre. Bien qu’il ne puisse être question ici d’exécution par équivalence, l’exécution forcée pourrait à la rigueur être possible indirectement.
[24] Bien entendu, quelques années après la parution de cet article, par la réforme de la procédure civile en 1965, le législateur a confirmé explicitement le pouvoir de prononcer des injonctions mandatoires. Cela a permis aux tribunaux de prononcer de telles ordonnances pour forcer certains débiteurs à exécuter en nature certaines obligations de faire.  
[25] Dans un jugement unanime rendu en 1983, et qui fait toujours autorité, la Cour d’appel dans Royal Bank of Canada c. Propriété Cité Concordia a confirmé qu’il était possible de forcer par injonction une banque à exploiter une succursale:
The previous version of the Code of Civil Procedure did not expressly provide for a mandatory injunction, and on this point the commissioners who drafted the present Code said in their report:
“The first question concerned the definition of injunctions: should the Code of Procedure recognize the so-called “mandatory injunction” which commands to do something and provides for the cases where it may be ordered? Because this question is intimately bound up with that of the sanction for obligations to do, which derives from substantive law, it seems that it is not up to the Code of Procedure to cover this completely. But the Commissioners are nevertheless of the opinion that the rules of procedure must not stand in the way of the obtaining of such an order, particularly when one of the principal purposes of the injunction is to present a party doing justice to himself, by ordering him to restore a situation of fact that he has modified. That is why article 751 of the draft provides for the possibility of an order enjoining the doing of an act in the cases which permit of it. Thus the so-called mandatory injunction will undoubtedly be possible, but it will be left to the prudence and wisdom of the judges to appreciate each case, taking into account of course the rules of substantive law which must apply.”
The Bank stresses the words “in cases which admit of it” (Fr: “dans les cas qui le permettent”). To determine the general principles applicable, we are obliged to turn, as the commissioners suggested, to our Civil Code, and particularly article 1065 regarding specific performance of contracts:
“Every obligation renders the debtor liable in damages in case of a breach of it on his part. The creditor may, in cases which admit of it, demand also a specific performance of the obligation, and that he be authorized to execute it at the debtor’s expense, or that the contract from which the obligation arises be set aside; subject to the special provisions contained in this Code, and without prejudice, in either case to his claim for damages. 
Basically, we are thrown back upon the words of the commissioners: “it will be left to the prudence and wisdom of the judges who appreciate each case, taking account, of course, the rules of substantive law which must apply”.
I know no express rule of substantive law that applies in the present case, but the Bank would have us erect into such rules certain principles that are commonly observed in England. In my opinion, they are merely rules of prudence, at least in this province. We come back to the question as to whether the judge in the court below exercised his discretion wisely. In my opinion, he was fully justified in dismissing the Bank’s exception.
[26] Quoique l’exécution en nature des obligations de faire et de ne pas faire au moyen de l’injonction ait pu par la suite devenir un principe bien établi, il n’en demeure pas moins que celles visant la participation personnelle d’un individu peut poser problème. Cette difficulté est bien résumée par le juge Sharpe dans son ouvrage de référence, Injunctions and Specific Performance, alors qu’il indique:
There is a traditional reluctance to grant specific performance of contracts of personal service. Such contracts are characterized by their personal and non-delegable nature. Very often the continuation of the contract entails the continuation of a personal relationship which the courts can neither require nor enforce. (…) 
Obligations of an artistic, sophisticated or highly specialized nature may be difficult to supervise because judgment of the adequacy of performance of an unwilling defendant would be problematic. (…) 
The closest the courts have come to awarding specific performance of personal service contracts at the suit of the employer is through the Lumley v. Wagner injunction. There, it was held that the court could grant an injunction to restrain a famous opera singer from breaking her promise not to sing for anyone else, while at the same time the court acknowledged its inability to grant specific performance of her promise to perform for the plaintiff. 
(Le Tribunal souligne, référence omise)
[27] En l’instance, l’exécution en nature consiste en un travail personnel, intellectuel, d’analyse et de rédaction que seul le défendeur est en mesure d’accomplir. En considération de tous ces éléments et des autorités citées, et en dépit de l’engagement du défendeur à s’exécuter, le Tribunal estime qu’il fait face à un cas qui ne permet pas l’exécution en nature, pour reprendre le vocabulaire de l’article 1601 C.c.Q.  
[28] Cette conclusion n’est pas en porte-à-faux avec les enseignements de l’arrêt Banque Royale du Canada où il s’agissait d’une injonction mandatoire visant une personne morale et à l’égard d’obligations de nature commerciale (exploiter une succursale bancaire) et non pas, comme ici, le cas d’un individu à qui on demande d’exécuter un travail intellectuel. Il importe d’ailleurs de souligner que la Cour d’appel, dans cet arrêt, cite avec approbation les commentaires des commissaires, qui s’en remettent à la sagesse des tribunaux pour déterminer - pour chaque situation - s’il s’agit d’un « cas qui le permet ». 
[29] Le Tribunal souligne que les tribunaux français, qui ne disposent pas de l’injonction du droit anglais, ont mis en place la procédure de l’astreinte afin de forcer indirectement un débiteur récalcitrant à s’exécuter en nature. Il s’agit alors de condamner le débiteur à payer au créancier une somme d'argent déterminée par période de retard (jour, semaine, mois) tant et aussi longtemps qu’il n’aura pas exécuté son obligation. L’astreinte peut être avantageuse à bien des égards pour forcer une exécution en nature, mais elle ne fait pas partie de l’arsenal judiciaire québécois, et ne figure pas non plus parmi les sanctions possibles ou envisageables à la suite d’une condamnation pour outrage au tribunal. Surtout, et c’est cela qu’il importe de souligner ici, les tribunaux et la doctrine française sont réticents à ordonner une astreinte en cas de prestations prolongées ou artistiques, ce qui rejoint les propos du juge Sharpe à l’égard de la specific performance de la common law.  
[30] En conclusion, forcer l’exécution en nature dans un cas comme celui de la présente espèce n’est pas envisageable. Mais il y a plus.
Référence : [2018] ABD 43

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