mercredi 22 septembre 2021

Tout plaideur qui désire porter en appel un jugement qui contient une déclaration d'abus devrait - au minimum - demander la permission d'en appeler de bene esse

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

La tendance récente est immanquable: la Cour d'appel reserre et encadre plus strictement le droit d'appel en matière civile. Elle le fait principalement de trois façons: (a) en interprétant largement les dispositions du Code de procédure civile qui requièrent une permission d'en appeler, (b) en accueillant de plus en plus de demandes en rejet d'appel et (c) en haussant la norme d'intervention au mérite de l'appel, que ce soit pour les questions factuelles, mixtes ou discrétionnaires. Les commentaires de la Cour dans la décision très récente rendue dans l'affaire Golzarian c. Association des policières et policiers provinciaux (2021 QCCA 1370) illustrent bien ce propos.


Dans cette affaire, la Cour est appelée à commenter encore une fois le champ d'application de l'article 30(3) C.p.c., lequel impose l'obligation d'obtenir la permission d'en appeler pour se pourvoir à l'encontre "[d]es jugements qui rejettent une demande en justice en raison de son caractère abusif".

En l'instance, le jugement de première instance rendu par l'Honorable juge Dominique Poulin accueille une demande en irrecevabilité formulée en vertu de l'article 168 C.p.c. et une demande en rejet d'action en vertu des articles 51 et suivants C.p.c. pour cause de chose jugée et d'absence d'intérêt juridique pour agir. La juge Poulin déclare également le recours de l'Appelant abusif.

L'Appelant dépose une déclaration d'appel sans demander la permission à un juge unique de la Cour. L'Intimée demande donc le rejet de l'appel pour plusieurs motifs, dont le fait que l'Appelant se devait d'obtenir la permission de la Cour en raison de l'article 30(3) C.p.c.

L'Appelant fait valoir qu'aucune telle permission n'était pas nécessaire puisque son recours a d'abord été déclaré irrecevable (conformément aux enseignements de la Cour d'appel qui commandent de commencer avec la demande en irrecevabilité avant de se prononcer sur le rejet d'action) et donc que son recours - même si déclaré abusif - n'a pas été rejeté "en raison de son caractère abusif".

Une formation unanime de la Cour composée des Honorables juges Bich, Hamilton et Moore donne raison à l'Intimée sur la question. Suivant le courant récent adopté par la Cour dans les affaires 2741-8854 Québec inc. c. Restaurant King Ouest inc. (2018 QCCA 1807) et Beauregard c. Boulanger (Succession de Boulanger) (2021 QCCA 728), la Cour indique que l'article 30(3) C.p.c. commande l'obtention d'une permission d'en appeler dès que le tribunal rejette un recours et conclut à son caractère abusif:
[18] Il est vrai que, selon certains arrêts de notre cour, lorsqu’un jugement rejette une action en vertu de l’art. 168 C.p.c. et, parallèlement, parce qu'elle est abusive au sens de l’art. 51 C.p.c., l’appelant bénéficierait d’un appel de plein droit. L’arrêt Linda’s Fashion & Co. c. Shtern, se fondant sur l’arrêt Brousseau c. Montréal (Ville de) (prononcé en 2011), consacre cette tendance sous l’empire de l’actuel Code de procédure civile, tendance que d’autres ont suivie, mais non sans jeter un doute sur son bien-fondé. 
[19] Or, ce doute s’avère. Car dans une situation où se croisent les art. 51 et 168 C.p.c., cette orientation repose en effet sur une dichotomie contestable entre ce qui relève du ratio decidendi et ce qui relève de l’obiter dictum, dichotomie qui peut difficilement survivre à l’enseignement plus récent de la Cour dans les arrêts Restaurant King Ouest inc. et Beauregard, qui mettent en place un cadre d’analyse peu propice à ce genre de distinction. 
[20] De plus, il ne peut exister de compartimentation étanche entre les moyens d’irrecevabilité visés par l’art. 168 C.p.c. (qui entraînent le rejet total ou partiel d’une demande) et les moyens de rejet (total ou partiel) visés par les art. 51 et s. C.p.c., au vu de la définition que le second alinéa de l’art. 51 donne à l’abus. Bien sûr, ces dispositions ne poursuivent pas les mêmes finalités et n’opèrent pas de la même façon, mais elles ne sont pas incompatibles et, pour ces raisons, peuvent même être complémentaires. Certes, la plupart des demandes déclarées irrecevables en vertu de l’art. 168 C.p.c. ne sont pas abusives (et le paragraphe suivant reviendra sur ce point), mais quelques-unes le sont et peuvent être concurremment déclarées telles. En pareil cas, l’appel, sur l’un et l’autre plan, est soumis à la permission prévue par l’art. 30 al. 2(3°) C.p.c., et ce, afin d’éviter de perpétuer un abus (réel ou potentiel) par l’institution d’un appel de plein droit. C’est ce qu’a voulu le législateur en promulguant l’art. 30 al. 2(3°) C.p.c. et cette intention doit être respectée. 
[21] Ouvrons ici une parenthèse : tel qu’il appert du paragraphe précédent, l’irrecevabilité de l’art. 168 C.p.c. et l’abus de l’art. 51 al. 2 C.p.c. ne sont ni synonymes ni équivalents, même s’il peut y avoir intersection entre eux et complémentarité. Cela demeure vrai même si le législateur a élargi quelque peu la notion d’abus, comme le note l’arrêt Restaurant King Ouest inc., un élargissement qui, cependant, ne signifie pas la disparition de la différence entre l’irrecevabilité et l’abus (et ce n’est pas ainsi que cet arrêt doit être lu). 
[22] C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, lorsqu’une demande de rejet est fondée à la fois sur les art. 51 et 168 C.p.c., il est recommandé d’examiner l’affaire d’abord sous l’angle de l’art. 168, ce qui, dans bien des cas, suffira à justifier le rejet de la demande introductive d’instance, sans qu’il soit opportun d’y ajouter un constat d’abus. En effet, tout ce qui est irrecevable au sens des alinéas 1 ou 2 de l’art. 168 (ou, plus généralement, tout ce qui est mal fondé) n’est pas abusif et il ne convient pas d’agir comme si ce l’était (abusant ainsi du recours aux art. 51 et s.). Cela ne signifie toutefois pas qu’on ne puisse jamais examiner un dossier sous les deux angles, en vertu de ces deux dispositions, et prononcer un jugement qui s’appuie tout à la fois sur l’irrecevabilité et l’abus. 
[23] Ainsi, lorsque les deux dispositions sont invoquées ou applicables à la situation dont il est saisi, le tribunal s’interrogera d’abord sur la recevabilité de la demande introductive d’instance à la lumière de l’art. 168 C.p.c. S’il estime cette demande irrecevable, il s’interrogera ensuite sur le caractère abusif ou non de ladite demande[16]. On peut supposer que, dans la majorité des cas, si ce n’est la quasi-totalité, il conclura que, toute irrecevable qu’elle ait été, la demande introductive d’instance n’était pas abusive. Dans certains cas, toutefois, l’abus pourrait s’ajouter à l’irrecevabilité (comme ce fut le cas en l’espèce). 
[24] Enfin, il se pourrait aussi qu’occasionnellement, une demande introductive d’instance ne soit pas déclarée irrecevable au sens de l’art. 168 C.p.c., parce que les conditions de cette disposition ne sont pas remplies, mais qu’elle soit néanmoins rejetée parce qu’abusive, au vu de la preuve qui peut être soumise par l’autre partie en vertu des art. 51 et s. C.p.c. On trouve un exemple de ce cas de figure dans l’arrêt Gauthier c. Charlebois (Succession de)[17]. La Cour y décide que l’action intentée contre les intimés ne pouvait être déclarée irrecevable pour cause de prescription, moyen invoqué en vertu de ce qui était à l’époque l’art. 165 paragr. 4 a.C.p.c., aujourd’hui l’art. 168 al. 2 C.p.c. (demande non fondée en droit quoique les faits allégués soient tenus pour avérés). Considérant toutefois la preuve administrée en vertu des art. 54.1 et s. a.C.p.c. (aujourd’hui 51 et s. C.p.c.), la Cour conclut que l’action devait être rejetée parce qu’abusive (et, en fait, prescrite). 
[25] Cela dit, et pour revenir à la question des modalités du droit d’appel, lorsque le tribunal de première instance, en sus d’un constat d’irrecevabilité, conclut à l’abus et rejette l’action, il s’ensuit que le droit d’appel est subordonné à la permission qu’impose l’art. 30 al. 2(3°) C.p.c.
[26] En l’espèce, bien que ni la demande présentée par l’intimée en première instance ni le jugement de la Cour supérieure ne mentionnent l’art. 168 C.p.c., ils sont tous les deux implicitement fondés sur cette disposition, les motifs invoqués (chose jugée, absence de fondement juridique) y étant clairement rattachés, tout comme ils sont rattachés également à l’abus prévu par l’art. 51 C.p.c.[19], ainsi qu’on l’a vu précédemment[20]. L’appelant, dont l’action a été rejetée sous tous les rapports, ne pouvait donc faire appel du jugement de la juge Poulin sans obtenir la permission préalable prévue par cette disposition, permission qu’il n’a jamais sollicitée.
La leçon à tirer de cette lignée d'arrêt pour les plaideurs est claire: ne prenez pas de chance et demandez la permission d'en appeler, au moins de bene esse, lorsque le jugement de première instance déclare des procédures abusives. 

Commentaire:

À ne pas en douter, les faits de l'affaire dont nous traitons ici ne présentent pas un portrait sympathique de l'argument que le droit d'appel devrait exister de plein droit. Il s'agit clairement d'une situation où une partie abuse de son droit d'ester en justice si on se fie sur les jugements rendus par la juge Poulin et la Cour d'appel.

N'en reste pas moins que l'interprétation que la Cour d'appel fait de l'article 30(3) C.p.c. n'est pas évidente et nous semble - à première vue - contraire à l'intention du législateur sur la question.

D'abord, l'article 30 C.p.c. prévoit un droit d'appel de plein droit, avant de prévoir des exceptions à ce droit et requérir une permission d'en appeler dans certains cas. Or, la méthode d'interprétation des lois habituellement appliquée veut que l'on interprète l'exception au principe restrictivement (oui, je sais, il y a des exceptions à cette règle). On s'entendra tous que l'interprétation que fait la Cour d'appel de l'article 30(3) C.p.c. est tout sauf restrictive.

Ensuite, le libellé de l'article 30(3) C.p.c. lui-même permet de douter que l'intention du législateur était d'aller aussi loin que la Cour d'appel ne le fait. Il eut été facile pour le législateur de prévoir la nécessité d'obtenir la permission d'en appeler dès que l'on retrouve dans le jugement de première instance une déclaration d'abus. Il ne le fait pas. Ajoutons que l'article 30(3) C.p.c. n'est pas de droit nouveau. Il existait sous l'ancien Code de procédure civile comme article 26 al. 2 (4.1) et le législateur n'a pas cru bon en changer le libellé au moment de l'adoption du nouveau C.p.c.

Troisièmement, le choix des mots spécifiques par le législateur que l'on retrouve à l'article 30(3) C.p.c. ne semble pas être le fruit du hasard. Il faut selon moi regarder le libellé de l'article 53 C.p.c. pour s'en convaincre. Le premier alinéa de celui-ci se lit comme suit:
Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou un autre acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou encore annuler une citation à comparaître.

                                    [nos soulignements] 

Comme on peut le constater, une des sanctions possibles de l'abus est le rejet de la demande, mais ce n'est pas la seule. Quand un tribunal de première instance rejette un recours avant de se prononcer sur son caractère abusif, il ne le rejette pas en raison de son caractère abusif. La déclaration d'abus vient ouvrir la porte à une des autres sanctions prévues à l'article 53 ou à l'article 54, comme la condamnation à des dommages et intérêts.
  
Finalement, comme le souligne la formation dans la présente affaire, la jurisprudence initiale de la Cour sur l'article 26 al. (4.1) elle-même n'était pas à cet effet. Dans Brousseau c. Montréal (Ville de) (2011 QCCA 2434), la Cour se prononcait comme suit:
[11] Bien que le juge cite l'article 54.1 C.p.c., il reste que le motif déterminant qu'il retient est l'absence de fondement en droit de la procédure de M. Brousseau, supposé même que les faits allégués soient vrais. 
[12] Un juge saisi d'une requête en rejet fondée à la fois sur l'article 165(4) C.p.c., c'est-à-dire que la procédure attaquée n'est pas fondée en droit, et sur l'article 54.1 C.p.c., doit nécessairement d'abord trancher la demande en fonction de l'article 165(4) C.p.c.. À la lecture de l'extrait du jugement reproduit ci-dessus au paragraphe [4], il faut conclure que c'est ce que le juge a fait. 
[13] Par ailleurs, ce qu'il dit en marge de ce raisonnement n'était pas strictement nécessaire pour sceller le sort des requêtes en rejet, de sorte qu'il y a lieu de considérer tous ses commentaires sur l'abus de procédure comme obiter dicta.
En 2019, dans Linda's Fashion & Co. c. Shtern (2019 QCCA 906), la Cour suivait toujours ce raisonnement:
[5] Le jugement entrepris déclare irrecevable et rejette la demande introductive d’instance amendée de l’appelante à l’égard des intimées. Il met donc fin à l’instance entre l’appelante et les intimées. Vu le montant en jeu, ce jugement serait en principe sujet à un appel de plein droit en vertu de l’article 30, al. 1 C.p.c. 
[6] La difficulté est que le jugement entrepris va plus loin et, en plus de la rejeter, déclare abusive la demande introductive d’instance amendée de l’appelante à l’égard des intimées. La question est de savoir si cette déclaration d’abus fait en sorte que la demande introductive d’instance est rejetée « en raison de son caractère abusif », ce qui rendrait nécessaire une permission d’appeler en raison de l’article 30, al. 2(3) C.p.c. 
[7] La Cour est d’avis qu’une permission d’appeler n’est pas nécessaire. 
[8] Dans l’affaire Brousseau, la Cour enseigne qu’un juge saisi d’une requête en rejet fondée à la fois sur un moyen d’irrecevabilité et sur une question d’abus doit d’abord trancher la demande en irrecevabilité. Cet arrêt décidé en vertu de l’ancien C.p.c. s’applique en vertu du nouveau.
Comme on peut le voir, le virage qu'effectue la Cour sur la question est majeur. 

Pour être clair, je trouve le raisonnement mis de l'avant dans la présente affaire pour justifier la nouvelle position de la Cour logique et certainement défendable. 

Pour moi, les deux positions se plaident très bien. Mon inconfort avec la position de la Cour d'appel est ultimement guidé par des considérations idéologiques. Je pense que c'est au législateur et non à la Cour de limiter le droit d'appel en matière civile. Je suis également d'avis qu'un accès plus restreint à la Cour d'appel en matière civile est néfaste pour la qualité des jugements rendus en première instance. 

Ce qui me ramène à mes propos en introduction et la tendance immanquable limitant le droit d'appel en matière civile. 

Comme le démontre - selon moi - ce billet, l'interprétation que fait maintenant la Cour des dispositions relatives au droit d'appel amène une expansion non négligeable des cas qui nécessitent une permission d'en appeler.

Ensuite, les statistiques publiées par la Cour démontrent une tendance à la hausse pour les rejets préliminaires d'appels.  Le taux d'accueil de telles demandes en rejet était déjà élévé en 2017 à 40,8% (82 sur 201) et il augmente sans cesse depuis pour atteindre 43,2% en 2018 (80 sur 185) et 47,4% en 2019 (130 sur 278). 

Pour fins de comparaison, ce taux était de 39,7% en 2014 (140 sur 353) et 38,0% en 2016 (109 sur 287). Pour ce qui est de 2015, il est parfois rapporté comme étant de 36,6% (117 sur 320) et parfois comme étant de 42,2% (135 sur 320). 

Finalement, j'ai déjà traité trop souvent de l'évolution importante de la jurisprudence pour restreindre le pouvoir d'intervention des tribunaux d'appels. Suffit de noter que le test de l'erreur manifeste et dominante (et sa formulation récente de "poutre dans l'oeil") pour les questions factuelles et mixtes est une évolution purement jurisprudentielle (voir, par exemple, mes billets du 5 août 2014 et du 12 octobre 2014). Aucune modification législative en matière civile ne vient justifier cette évolution. 

En écrivant ces lignes je suis conscient que d'excellents arguments basés sur une saine administration de la justice et sur la proportionnalité militent en faveur d'un droit d'appel plus restreint en matière civile. 

C'est pourquoi la question est ultimement idéologique à mes yeux. Certains diront que le rôle de la Cour d'appel en matière procédurale est plus large que de simplement appliquer le droit et qu'elle doit le faire évoluer pour atteindre une plus grande efficacité judiciaire. D'autres diront que c'est au législateur et non à la Cour de délimiter le droit d'appel en matière civile. 

Choisissez votre clan chers lecteurs!

Par ailleurs, si la question est intéressante en théorie, en pratique elle est résolue.  

Référence : [2021] ABD 377

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