mardi 5 août 2014

Selon la Cour suprême, l'interprétation contractuelle est une question de mixte de fait et de droit

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà souligné le fait que la Cour d'appel nous enseigne que l'interprétation d'un contrat est une question factuelle ou, au mieux, une question mixte de fait et de droit laquelle nécessite donc la démonstration d'une erreur manifeste et dominante pour justifier l'intervention de la Cour. La Cour suprême, dans une affaire provenant de la Colombie-Britannique, en est venue à la même conclusion dans Sattva Capital Corp. c. Creston Moly Corp. (2014 CSC 53). Cette décision est intéressante parce que ce n'a pas toujours été le cas dans les juridictions canadiennes de common law.
 

Les faits de l'affaire sont relativement simples. Ils sont résumés comme suit par l'arrêtiste:
S et C ont conclu une entente selon laquelle C devait payer à S des honoraires d’intermédiation relativement à l’acquisition d’une propriété minière de molybdène par C.  Les parties reconnaissaient qu’en vertu de l’entente, S a droit à des honoraires d’intermédiation de 1,5 million $US, versés en actions de C.  Cependant, elles ne s’entendaient pas sur la date qui devrait être retenue pour évaluer le cours de l’action et, par conséquent, sur le nombre d’actions que S doit recevoir.  S prétendait que la valeur de l’action était dictée par la date établie dans la définition du cours prévue dans l’entente et, par conséquent, qu’elle devait recevoir environ 11 460 000 actions, à raison de 0,15 $ l’unité.  C prétendait que la stipulation relative au « plafond », qui figure dans l’entente, empêchait S de recevoir des actions d’une valeur supérieure à 1,5 million $US à la date du versement des honoraires et donc que S devait obtenir environ 2 454 000 actions, à raison de 0,70 $ l’unité.  Les parties ont soumis le différend à l’arbitrage conformément à l’Arbitration Act de la Colombie‑Britannique et l’arbitre a statué en faveur de S.  C a demandé l’autorisation d’interjeter appel de la sentence arbitrale en vertu du par. 31(2) de l’Arbitration Act.  La demande a été rejetée au motif que la question soulevée n’était pas une question de droit.  La cour d’appel a infirmé la décision et accueilli la demande, présentée par C, en autorisation d’interjeter appel, jugeant que l’omission par l’arbitre d’examiner la signification de la stipulation de l’entente relative au « plafond » soulevait une question de droit.  Le juge de la cour supérieure saisi de l’appel a rejeté l’appel de C et conclu que l’interprétation de l’entente par l’arbitre était correcte.  La cour d’appel a accueilli l’appel de C, concluant que l’interprétation de l’arbitre menait à un résultat absurde.  S interjette appel des décisions de la cour d’appel ayant accordé l’autorisation d’appel et ayant accueilli l’appel.
Puisque la norme d'intervention en appel est dépendante de la question de savoir si l'interprétation contractuelle est une question de droit, de fait ou mixte, la Cour se penche sur celle-ci. L'Honorable juge Marshall Rothstein, au nom d'un banc unanime, indique qu'il est temps d'exclure définitivement l'approche historique qui qualifiait l'interprétation d'un contrat comme étant une question de droit.
 
Il s'agit plutôt selon lui d'une question mixte de fait et de droit qui mérite la déférence dans le cadre d'un appel ou d'une révision judiciaire:
[43]                          Autrefois, la détermination des droits et obligations juridiques des parties à un contrat écrit ressortissait à une question de droit (King c. Operating Engineers Training Institute of Manitoba Inc., 2011 MBCA 80 (CanLII), 2011 MBCA 80, 270 Man. R. (2d) 63, par. 20, la juge Steel; K. Lewison, The Interpretation of Contracts (5e éd., 2011 et Supp. 2013), p. 173 à 176; G.R. Hall, Canadian Contractual Interpretation Law (2e éd. 2012), p. 125 et 126). Cette règle a pris naissance en Angleterre, à une époque où les procès civils devant jury étaient fréquents et l’analphabétisme courant. Dans de telles circonstances, l’interprétation des documents écrits devait être assimilée à une question de droit parce que le juge était le seul dont on pouvait être certain qu’il savait lire et écrire et, par conséquent, qu’il était en mesure de prendre connaissance du contrat (Hall, p. 126; Lewison, p. 173 et 174).   
[44]                          Cette justification historique ne s’applique plus. Néanmoins, pour les tribunaux du Royaume‑Uni, l’interprétation d’un contrat écrit ressortit toujours à une question de droit (Thorner c. Major, [2009] UKHL 18, [2009] 3 All E.R. 945, par. 58, 82 et 83; Lewison, p. 173 à 177), et ce, même s’ils tiennent compte des circonstances — un concept que nous aborderons — dans l’interprétation du contrat écrit (Prenn c. Simmonds, [1971] 3 All E.R. 237 (C.L.); Reardon Smith Line Ltd. c. Hansen‑Tangen, [1976] 3 All E.R. 570 (C.L.)).  
[45]                          Au Canada, l’approche historique n’a pas perdu tous ses adeptes. Voir par exemple Jiro Enterprises Ltd. c. Spencer, 2008 ABCA 87 (CanLII), 2008 ABCA 87 (CanLII), par. 10; QK Investments Inc. c. Crocus Investment Fund, 2008 MBCA 21 (CanLII), 2008 MBCA 21, 290 D.L.R. (4th) 84 par. 26; Dow Chemical Canada Inc. c. Shell Chemicals Canada Ltd., 2010 ABCA 126 (CanLII), 2010 ABCA 126, 25 Alta. L.R. (5th) 221, par. 11 et 12; Ministre du revenu national c. Costco Wholesale Canada Ltd., 2012 CAF 160 (CanLII), 2012 CAF 160, 431 N.R. 78, par. 34. Or, des tribunaux canadiens ont délaissé l’approche historique au profit d’une nouvelle démarche qui conçoit l’interprétation des contrats écrits soit comme une question de droit soit comme une question mixte de fait et de droit. Voir par exemple WCI Waste Conversion Inc. c. ADI International Inc., 2011 PECA 14 (CanLII), 2011 PECA 14, 309 Nfld. & P.E.I.R. 1, par. 11; 269893 Alberta Ltd. c. Otter Bay Developments Ltd., 2009 BCCA 37 (CanLII), 2009 BCCA 37, 266 B.C.A.C. 98, par. 13; Hayes Forest Services Ltd. c. Weyerhaeuser Co., 2008 BCCA 31 (CanLII), 2008 BCCA 31, 289 D.L.R. (4th) 230, par. 44; Bell Canada c. The Plan Group, 2009 ONCA 548 (CanLII), 2009 ONCA 548, 96 O.R. (3d) 81, par. 22 et 23 (les juges majoritaires, sous la plume du juge Blair) et par. 133 à 135 (la juge Gillese, dissidente, mais pas sur ce point); King, par. 20 à 23.  
[46]                          La tendance à délaisser l’approche historique au Canada semble s’expliquer par deux changements. Le premier est l’adoption d’une méthode d’interprétation contractuelle qui oblige le tribunal à tenir compte des circonstances — que l’on appelle souvent le fondement factuel — dans l’interprétation d’un contrat écrit (Hall, p. 13, 21 à 25 et 127; J. D. McCamus, The Law of Contracts (2e éd. 2012), p. 749 à 751). Le deuxième découle des explications formulées dans les arrêts Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., 1997 CanLII 385 (CSC), [1997] 1 R.C.S. 748, au par. 35, et Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 (CanLII), 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, aux par. 26 et 31 à 36, sur ce qui distingue la question de droit de la question mixte de fait et de droit. 
[47]                          Relativement au premier changement, l’interprétation des contrats a évolué vers une démarche pratique, axée sur le bon sens plutôt que sur des règles de forme en matière d’interprétation. La question prédominante consiste à discerner « l’intention des parties et la portée de l’entente » (Jesuit Fathers of Upper Canada c. Cie d’assurance Guardian du Canada, 2006 CSC 21 (CanLII), 2006 CSC 21, [2006] 1 R.C.S. 744, par. 27, le juge LeBel; voir aussi Tercon Contractors Ltd. c. Colombie‑Britannique (Transports et Voirie), 2010 SCC 4 (CanLII), 2010 SCC 4, [2010] 1 R.C.S. 69, par. 64‑65, le juge Cromwell). Pour ce faire, le décideur doit interpréter le contrat dans son ensemble, en donnant aux mots y figurant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec les circonstances dont les parties avaient connaissance au moment de la conclusion du contrat. Par l’examen des circonstances, on reconnaît qu’il peut être difficile de déterminer l’intention contractuelle à partir des seuls mots, car les mots en eux‑mêmes n’ont pas un sens immuable ou absolu : 
[traduction]  Aucun contrat n’est conclu dans l’abstrait : les contrats s’inscrivent toujours dans un contexte [. . .] Lorsqu’un contrat commercial est en cause, le tribunal devrait certes connaître son objet sur le plan commercial, ce qui présuppose d’autre part une connaissance de l’origine de l’opération, de l’historique, du contexte, du marché dans lequel les parties exercent leurs activités.   
                    (Reardon Smith Line, p. 574, lord Wilberforce).  
[48]                          Le sens des mots est souvent déterminé par un certain nombre de facteurs contextuels, y compris l’objet de l’entente et la nature des rapports créés par celle‑ci (voir Moore Realty Inc. c. Manitoba Motor League, 2003 MBCA 71 (CanLII), 2003 MBCA 71, 173 Man. R. (2d) 300, par. 15, la juge Hamilton; voir aussi Hall, p. 22; McCamus, p. 749 et 750). Pour reprendre les propos du lord Hoffmann dans Investors Compensation Scheme Ltd. c. West Bromwich Building Society, [1998] 1 All E.R. 98 (C.L.) :  
                    [traduction] Le sens d’un document (ou toute autre déclaration) qui est transmis à la personne raisonnable n’équivaut pas au sens des mots qui le composent. Le sens des mots fait intervenir les dictionnaires et les grammaires; le sens du document représente ce qu’il est raisonnable de croire que les parties, en employant ces mots compte tenu du contexte pertinent, ont voulu exprimer. [p. 115] 
[49]                          Relativement au deuxième changement, l’approche historique de l’interprétation contractuelle ne cadre pas bien avec la définition de la pure question de droit formulée dans les arrêts Housen et Southam. Les questions de droit « concernent la détermination du critère juridique applicable » (Southam, par. 35). Or, lorsqu’il s’agit d’interprétation contractuelle, le but de l’exercice consiste à déterminer l’intention objective des parties − un but axé sur les faits − par l’application des principes juridiques d’interprétation. Il me semble que cela se rapproche plutôt de la question mixte de fait et de droit, définie dans l’arrêt Housen comme supposant « l’application d’une norme juridique à un ensemble de faits » (par. 26; voir aussi Southam, par. 35). Toutefois, certains tribunaux ont émis des doutes sur l’application directe de cette définition, qui avait été établie à l’égard d’une action intentée pour négligence, à des questions d’interprétation contractuelle et laissent entendre que cette dernière est d’abord et avant tout une affaire de droit (voir par exemple Bell Canada, par. 25).  
[50]                          Avec tout le respect que je dois aux tenants de l’opinion contraire, à mon avis, il faut rompre avec l’approche historique. L’interprétation contractuelle soulève des questions mixtes de fait et de droit, car il s’agit d’en appliquer les principes aux termes figurant dans le contrat écrit, à la lumière du fondement factuel.
Voilà donc une clarification importante en la matière de la part de la Cour suprême.

Référence : [2014] ABD 310

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