mardi 21 septembre 2021

La preuve d'absence de mitigation des dommages peut se faire par inférences

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons déjà souligné par le passé que c'est à la partie défenderesse de faire la preuve que la partie demanderesse n'a pas minimisé ses dommages. Or, dans l'affaire Ferme Gérard Renaud inc. c. Sucriers du Mont-Bleu ltée (2021 QCCA 632), la Cour d'appel souligne que cela n'empêche pas la partie qui allègue défaut de mitigation de faire sa preuve par inférences. Cela me semble être un jugement important en la matière.


Dans cette affaire, l’appelante se pourvoit à l’encontre d’un jugement rendu par l’Honorable juge Claude Dallaire qui l’a condamnée à payer la somme de 321 163,45 $ à l’Intimée. Cette condamnation fait suite au refus de l'Appelante de passer chez le notaire et de signer une entente de location à long terme.

L'Honorable juge Frédéric Bachand, parlant au nom d'une formation unanime, vient confirmer le jugement de première instance sur la question de la faute commise par l'Appelante. Il intervient cependant au niveau du quantum des dommages.

En effet, la juge de première instance a accordé des dommages pour une période de 15 ans (soit la durée du bail projeté). Or, s'il est exact que l'Appelante n'a pas présentée de preuve directe d'autres occasions d'affaires, il n'en reste pas moins qu'elle pouvait remplir son fardeau de démontrer l'absence de mitigation des dommages par voie d'inférences. En l'espèce, cette analyse amène le juge Bachand à conclure que le quantum doit être réduit:
[13] L’appelante a raison d’affirmer que, de manière générale, la victime est tenue de prendre des mesures visant à minimiser le préjudice qu’elle subit en raison du comportement de la personne fautive. Les tenants et aboutissants de cette règle ont été résumés comme suit par ma collègue la juge Dutil dans l’arrêt Lebel :
Des enseignements de la jurisprudence et de la doctrine, on peut conclure que l’obligation de minimiser les dommages, édictée à l’article 1479 C.c.Q., possède les caractéristiques suivantes :

• Il s’agit d’une obligation de moyen;

• Elle s’évalue selon un test objectif : celui de la personne diligente et raisonnable placée dans les mêmes circonstances;

• Elle s’applique tant en matière contractuelle qu’extracontractuelle;

• Son non-respect constitue une faute (distincte d’une faute menant à un partage de responsabilité);

• Cette faute empêche de qualifier les dommages qui en découlent (aggravation du préjudice) de « directs » ou de « prévisibles », faisant ainsi écran à la responsabilité du débiteur à cet égard.
[14] L’arrêt que la Cour a rendu dans 3051226 Canada inc. c. Aéroports de Montréal illustre bien l’impact de cette règle dans le contexte d’une réclamation pour perte de profits. La Cour a alors conclu que l’intimée avait engagé sa responsabilité envers l’appelante en ne respectant pas le principe de l’égalité des soumissionnaires dans le contexte d’un appel d’offres. Les parties s’étaient entendues pour fixer à 1 200 000 $ le montant des profits que l’appelante aurait réalisés durant les trois années que devait durer le contrat en litige, mais le juge de première instance a constaté que cette dernière n’avait pas pris suffisamment de mesures afin de minimiser son préjudice. Il a donc conclu que l’appelante avait seulement droit à une indemnité correspondant au tiers des profits qu’elle aurait réalisés si le contrat lui avait été attribué (400 000 $). Cette conclusion a été maintenue en appel. 
[15] Je suis d’avis que la juge a commis une erreur révisable en accordant à l’appelante une indemnité pour les profits qu’elle aurait réalisés durant les 15 années que devait durer le bail conclu en mars 2015. 
[16] Le problème tient essentiellement au fait que la juge a concentré son analyse de la capacité de l’intimée à trouver une occasion d’affaires comparable sur le court terme. Bien qu’elle ait conclu que l’on ne pouvait reprocher à l’intimée de ne pas avoir trouvé — « dans les quelques années suivant la fin de sa relation avec [l’appelante], et avant l’audition de sa cause » — une occasion d’affaires comparable, son jugement est muet sur les motifs pour lesquels l’intimée n’aurait pas été en mesure d’éviter l’aggravation de son préjudice à moyen et à long terme. Puisque, sur ce point, « la décision [de la] juge de première instance ne suffit pas à expliquer le résultat aux parties », et puisque notre Cour « [ne] s’estime [pas] en mesure de l’expliquer », cette omission constitue une erreur de droit. 
[17] Il s’agit de surcroît d’une erreur qui, à la réflexion, s’avère déterminante. 
[18] Certes, l’intimée a raison de souligner qu’il revient généralement à la personne fautive de démontrer non seulement que la victime a omis de prendre des mesures raisonnables en vue de minimiser son préjudice, mais aussi que cette dernière avait la possibilité de le minimiser. Il est également vrai que l’appelante n’a pas administré une preuve détaillée quant aux occasions d’affaires qui étaient susceptibles de s’offrir à l’intimée durant les années suivant l’échec du projet de partenariat. 
[19] Toutefois, même si l’absence d’une telle preuve pourra jouer en défaveur de la personne fautive, elle ne lui sera pas nécessairement fatale. La raison tient au fait qu’il est parfois possible d’inférer du contexte d’une affaire donnée et des autres éléments de preuve au dossier que la personne fautive cessera de répondre de l’aggravation du préjudice subi par la victime à partir d’une certaine date. 
[20] Cette dernière observation est particulièrement pertinente en l’espèce, car il serait déraisonnable de conclure de l’absence d’une preuve relative aux occasions d’affaires susceptibles de s’offrir à l’intimée que cette dernière ne serait pas en mesure, d’ici 2030, d’en trouver une suffisamment comparable à celle que lui a offerte l’appelante. Le Québec compte sur une industrie acéricole dynamique et les dirigeants de l’intimée étaient d’ailleurs en pourparlers en vue de faire l’acquisition d’une autre érablière lorsqu’ils ont entamé des discussions avec l’appelante. En outre, rien dans la preuve ne laisse croire que l’occasion d’affaires offerte par l’appelante était unique au point de rendre exceptionnellement ardue la recherche de solutions de rechange.
Référence : [2021] ABD 376

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