mercredi 22 septembre 2021

Le lieu du préjudice subi par une personne morale n’est pas nécessairement celui de son siège social

par Benjamin Dionne
Renno Vathilakis Inc.

Lorsqu’une personne morale subit un préjudice financier, quel est le lieu de ce préjudice? Son siège social? Le lieu des faits générateurs du préjudice? Ou encore - pourquoi pas? - le lieu où est situé son compte en banque? (Et où est-ce, dans cette ère virtuelle?) Cette question métaphysique a son importance (toute relative) dans la mesure où il faut déterminer la juridiction territorialement compétente pour entendre une cause selon les articles 41 et 42 C.p.c.

Le principe est somme toute bien établi : le domicile du défendeur est le forum naturel, mais le demandeur peut se prévaloir d’une des exceptions prévues à l’art. 42, dont l’alinéa 2 qui propose le lieu « où le préjudice a été subi » comme juridiction compétente en matière de responsabilité civile extracontractuelle.

Dans l’arrêt Sanexen Servicesenvironnementaux inc. c. Englobe Corp. (2021 QCCA 1284), la Cour d’appel devait se pencher sur une décision de l'Honorable juge Soldevila qui avait confirmé le lieu du siège social de la demanderesse comme juridiction territorialement compétente :

Considérant qu’il est bien établi par la jurisprudence de la Cour d’appel qu’en l’absence de preuve contraire, le préjudice subi par une personne morale l’est à son siège. Ce principe est illustré dans les affaires suivantes : Compagnie minière IOC inc. c. Gestion DDG inc., (2009 QCCA 1070), dans l’affaire de la Cour supérieure Bergeron c. Écomaris (2016 QCCS 546), citée avec approbation dans la décision récente de la Cour d’appel Groupe TVA inc. c. Boulanger (2020 QCCA 1575).

Malgré cette affirmation d’un principe bien établi, la Cour d’appel a plutôt conclu que le lieu du préjudice subi n’est pas nécessairement celui du siège social. Les paragraphes 14 et suivants résument bien l’application des articles 41 et 42 C.p.c. Toutefois, j’attire plutôt votre attention sur les passages suivants :
[21] Pour ces raisons, lorsque le « préjudice » dont il est question au paragraphe 42 (2°) C.p.c. consiste en une perte de revenus ou de profits, il est inexact de poser comme principe que le lieu où il est subi est nécessairement celui du siège de la société qui l’allègue.

[22] Face à l’Entente P-6 et aux motifs soulevés par l’appelante et les mises en cause dans leur demande conjointe en exception déclinatoire, il incombait à l’intimée Englobe d’établir au moyen d’une preuve prépondérante que la perte de profits qu’elle allègue a été subie dans le district de Québec. Elle ne l’a pas fait et la juge a commis une erreur révisable en inversant le fardeau et en exigeant plutôt de Sanexen et des mises en cause qu’elles administrent une preuve afin de contredire la seule allégation d’Englobe que ses « dommages » ont été subis au lieu de son siège, dans le district de Québec. 
[…] 
[29] Le même raisonnement vaut ici. En effet, appliquer un principe suivant lequel la seule allégation par une personne morale qu’elle a subi des « dommages » économiques au lieu de son siège suffirait à lui permettre d’introduire sa demande dans le district judiciaire où ce siège est situé aurait pour effet de neutraliser les règles générales que le forum naturel est celui du domicile du défendeur et que, en cas de contestation, c’est au demandeur qu’incombe le fardeau d’alléguer et de prouver les faits qui établissent la compétence territoriale d’un district judiciaire autre. Le seul fait pour une personne morale d’avoir son siège dans un district judiciaire ne saurait donc invariablement conférer compétence au tribunal siégeant dans ce dernier pour entendre sa demande en dommages pour perte de profits, introduite contre un ou des défendeurs domicilié.s dans un autre district. Autrement, l’attribution de compétence prévue paragraphe 42 (2°) C.p.c. deviendrait dans ces cas la règle générale, et celle de l’article 41, l’exception. 
[…] 
[38] Certes, tenter de situer le préjudice matériel qui consiste en une perte de revenus ou de profits, bien meuble intangible, dans un lieu ou sur un territoire physique, ne sera pas toujours évident. On pourra toutefois établir au moyen d’une preuve l’endroit où a été conclu le contrat constituant véritablement la source du préjudice, celui où aurait été exercée l’activité qui aurait généré les revenus et les profits prétendument perdus, où aurait été localisée la machinerie ou la main-d’œuvre impliquée dans l’activité génératrice, ou encore où le paiement aurait été exigible du débiteur. Ce ne sont que des exemples de facteurs de rattachement possibles; il peut y en avoir d’autres sans doute. Il appartiendra aux juges d’instance d’apprécier et de pondérer les facteurs prouvés pour déterminer l’endroit, ou plus précisément le district judiciaire, où le préjudice économique allégué par un demandeur aura été subi. Chaque cas en sera évidemment un d’espèce.
Référence : [2021] ABD 378

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