mardi 20 août 2019

Les enseignements récents de la Cour d'appel en matière de responsabilité du commandité et du commanditaire à une société en commandite

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons déjà traité dans le passé du fait que la société en commandite n'a pas de personnalité juridique, de sorte que la responsabilité du commandité et du commanditaire n'obéit pas à la levée du voile corporatif. Nous avons également traité il y a quelques années de la possibilité de poursuivre simultanément la société en commandite et le commandité. Vient maintenant la décision très importante de la Cour d'appel dans l'affaire Enerkem Alberta Biofuels c. Papillon et Fils ltée (2019 QCCA 1334) où l'Honorable juge Marie-Josée Hogue pose très clairement les principes applicables à la responsabilité du commandité et du commanditaire.



Dans cette affaire,  les Appelantes se pourvoient à l’encontre d’un jugement de la Cour supérieure rendu par l'Honorable juge Johanne Mainville accueillant la réclamation de l’Intimée et condamnant solidairement les Appelantes à lui payer 991 561,65 $ représentant le solde contractuel dû pour les services rendus par elle dans le cadre d’un contrat d’entreprise et 30 000 $ de dommages-intérêts pour abus de droit.

Pour les fins de notre billet de cet après-midi, seules les questions relatives à la responsabilité du commandité et du commanditaire nous intéressent. En effet, la juge de première instance a condamné la commandité et la commanditaire, ce que ces dernières attaquent en appel.

D'abord, sur la question de la condamnation de la commandité, la juge Hogue ne décèle pas d'erreur dans le raisonnement de la juge de première instance et indique que rien ne s'oppose à la condamnation simultanée de la société en commandite et la commandité. Elle ajoute cependant que le jugement doit prévoir le bénéfice de discussion des biens de la société en commandite avant que les biens de la commandité soit sollicitée:
[71] Le commandité d’une société en commandite est autorisé à gérer la société et à l’obliger (art. 2236 C.c.Q.). Il a les pouvoirs, les droits et les obligations des associés de la société en nom collectif (art. 2238 C.c.Q.). La société en commandite a un patrimoine distinct de celui de ses constituants et c’est celui-ci qui doit d’abord être utilisé pour satisfaire les créanciers de la société. Ce n’est qu’en cas d’insuffisance des biens de la société que le commandité est tenu solidairement des dettes de la société envers les tiers et que les créanciers non satisfaits pourront exercer leurs droits sur son patrimoine (art. 2246 C.c.Q.). 
[72] La Cour a récemment reconnu le droit du créancier qui poursuit une société de poursuivre en même temps la société en commandite et le commandité sans avoir à démontrer l’insuffisance des biens sociaux. La condamnation qui peut être prononcée contre celui-ci est toutefois subsidiaire à celle prononcée contre la société et le commandité conserve le droit de faire valoir le bénéfice de discussion au moment de l’exécution du jugement :
[16] Au nombre des attributs juridiques de la société lui permettant d'affirmer son autonomie patrimoniale, le juge Rochon souligne la formulation de l'article 2221 C.c.Q. qui distingue les patrimoines pour le paiement des obligations de la société. Cet article prévoit que l'associé d'une société en nom collectif est tenu solidairement des obligations de la société contractées pour le service ou l'exploitation d'une entreprise de la société. Les associés jouissent cependant d'un bénéfice de discussion. Les créanciers ne peuvent poursuivre le paiement contre eux qu'après avoir discuté les biens de la société. 
[17] La société en commandite est soumise au même régime par le biais de l’article 2249 C.c.Q., sous réserve de l'article 2246 C.c.Q. qui limite la responsabilité du commanditaire à son apport au fonds commun de la société. 
[18] Avec respect pour le juge d'instance, celui-ci a commis une erreur de droit en concluant que les appelantes ne pouvaient poursuivre les intimées à moins de démontrer l'insuffisance de fonds des sociétés en commandite.  
[…] 
[26] Ainsi, le bénéfice de discussion prévu aux articles 2221 et 2246 C.c.Q. intervient au moment de l'exécution du jugement contre les commandités et non au moment d'entreprendre le recours. Pour reprendre les termes du juge Guthrie, « 2221 C.c.Q. ne représente pas autre chose qu'un ordre de collocation ». Le droit d'exercer d'un recours judiciaire contre les commandités ne saurait être subordonné à une simple mesure d'exécution.  
[27] Deuxièmement, la discussion des biens sociaux ne retarde que la poursuite du paiement. Le lien de droit entre le commandité et le créancier de la société en commandite existe dès la formation de l'obligation entre le créancier et la société. 
[28] Troisièmement, faire dépendre le recours contre le commandité de l'insuffisance des biens sociaux confond les notions de personnalité et de patrimoine. La distinction entre les patrimoines de la société et des commandités n’existe que dans la mesure où les biens sociaux sont suffisants. À compter de l’insuffisance des biens, le créancier peut exercer ses droits directement sur le patrimoine du commandité puisque la fiction juridique opérant séparation des patrimoines disparaît. Au contraire, la société ne dispose jamais d'une personnalité distincte de celle de ses commandités, même lorsque ses biens sont suffisants pour faire face à ses obligations. Une poursuite contre la société est effectivement une poursuite contre les commandités.  
[29] L'identité de personnalité juridique entre la société en commandite et ses commandités est d'autant plus évidente lorsque l'on considère qu’une fois les biens sociaux discutés, le jugement contre la société en commandite est exécutoire directement contre le commandité. 
[Références omises]
[73] La juge pouvait donc condamner solidairement GP. Il aurait toutefois été souhaitable, pour éviter toute ambiguïté, de réserver le droit de GP de soulever le bénéfice de discussion dans l’éventualité d’une exécution forcée.
Sur la question du commanditaire, la juge Hogue souligne que la situation est plus complexe. Règle générale, la commanditaire ne peut être tenue responsable outre que pour l'apport promis. Il est cependant fait exception à cette règle si la commanditaire s'immisce dans les affaires de la société en commandite:
[74] La responsabilité du commanditaire pour les dettes de la société obéit quant à elle à des règles différentes, puisque l’insuffisance des biens de la société n’entraîne pas, de ce seul fait, sa responsabilité, le commanditaire n’étant tenu en principe que jusqu’à concurrence de l’apport qu’il a convenu d’apporter à la société (art. 2246 C.c.Q.).  
[75] Le législateur a toutefois choisi de limiter les gestes qu’un commanditaire peut poser s’il veut bénéficier de cette limite de responsabilité. Ainsi, il ne peut que donner des avis de nature consultative concernant la gestion de la société et il ne peut négocier aucune affaire pour elle, agir comme son mandataire ou agent, ou permettre que son nom soit utilisé dans un acte de la société. S’il le fait – on dit alors qu’il s’immisce dans les affaires de la société – il devient tenu, comme un commandité, des obligations de la société résultant de ces actes ou, selon l’importance ou le nombre de ceux-ci, de toutes les obligations de la société (art. 2244 C.c.Q.). Il en est de même lorsque son nom apparaît dans le nom de la société sans que sa qualité de commanditaire ne soit clairement indiquée (art. 2247 C.c.Q.). 
[76] Ces interdictions visent notamment à protéger les tiers en évitant qu’ils confondent le commanditaire avec la société en commandite ou encore le commanditaire avec le commandité et qu’ils contractent en croyant erronément que le commanditaire est leur cocontractant ou encore qu’il engage son patrimoine. Il n’est pas nécessaire de décider ici si ces articles servent aussi à protéger la société en commandite contre un commanditaire trop entreprenant.
Reste donc à savoir si la trame factuelle permet de conclure à une telle implication de la part de la commanditaire. À ce chapitre, la juge Hogue rejette d'abord l'argument voulant que la responsabilité de la commanditaire ne pourra être retenue que si le tiers a erronément été porté à croire que la commanditaire était la commandite ou même la société en commandite. 

De la même façon, la juge Hogue rejette l'application des règles relatives à la levée du voile corporatif. Elle indique - à juste titre selon moi - qu'il n'existe pas de motif d'ajouter aux dispositions du Code civil à cet égard et que celui-ci n'impose pas un tel fardeau.

La juge Hogue en vient donc à la conclusion que la juge de première instance a eu raison de retenir la responsabilité de la commanditaire, quoiqu'elle aurait dû - encore une fois - prévoir le bénéfice de discussion en faveur de celle-ci:
[82] Or, quoique je sois d’accord avec sa proposition voulant que les actes de gestion interne posés par un commanditaire soient insuffisants pour permettre aux tiers de le tenir responsable des dettes de la société et que je reconnaisse que l’interdiction posée vise notamment à protéger les tiers, je ne vais pas aussi loin que d’exiger d’eux qu’ils démontrent avoir effectivement cru que le commanditaire était un commandité ou que le commanditaire s’engageait. Rien, selon moi, ne justifie de leur imposer ce fardeau. Il appartient plutôt aux commanditaires, qui tirent avantage de la structure de la société en commandite, de respecter les contraintes que la loi leur impose.  
[83] Le législateur, à l’article 2244 C.c.Q., a identifié trois actes qui rendent le commanditaire responsable comme un commandité et n’a pas jugé bon d’ajouter, comme condition, que les tiers démontrent avoir effectivement été induits en erreur quant au statut du commanditaire au sein de la société. Contrairement à l’institution du mandat apparent, qui exige que la faute du mandant ait conduit à la croyance erronée du tiers en l’existence d’un mandat (art. 2163 C.c.Q.), l’immixtion n’exige pas la démonstration d’une croyance erronée chez le tiers. 
[84] J’estime ainsi qu’il n’y a pas lieu d’imposer ce fardeau supplémentaire aux tiers et que la responsabilité du commanditaire doit être engagée dès lors qu’il outrepasse les limites établies et pose l’un des actes interdits, ce qui est le cas en l’espèce. Enerkem ne conteste pas les conclusions de la juge à cette égard : elle dit seulement que Papillon ne croyait pas qu’Enerkem inc. était une commanditée et elle dit que le contrat de service est un acte de gestion interne tout au plus. 
[85] Les appelantes ont aussi suggéré, lors de l’audience, que les règles sur l’immixion devraient s’apparenter à celles de la levée du voile corporatif. Non seulement cela ne se reflète pas dans le texte du Code, mais cette proposition est conceptuellement intenable. Le risque de la responsabilité illimitée du commanditaire qui s’immisce dans la gestion de la société découle de l’absence de personnalité juridique distincte de la société en commandite. Or, c’est cette absence de personnalité distincte qui confère les avantages (notamment fiscaux) que retirent les commanditaires qui choisissent cette forme de société. Lorsqu’elle demande que soient appliquées des règles analogues à celles du voile corporatif pour limiter sa responsabilité, Enerkem inc. demande à la fois le beurre (les avantages qu’elle retire de l’absence de personnalité distincte de LP) et l’argent du beurre (la responsabilité limitée de l’actionnaire d’une société par actions). Cette demande doit être rejetée. 
[86] Ceci étant, le législateur a édicté que le commanditaire devient tenu « comme un commandité » des obligations de la société en commandite, ce qui veut dire que sa responsabilité n’est aussi que subsidiaire à celle de la société et que son patrimoine ne servira à satisfaire les créanciers de la société que si les biens de celle‑ci s’avèrent insuffisants. Il peut donc, comme le commandité, invoquer le bénéfice de discussion lors d’une éventuelle exécution de jugement et il y a lieu de le préciser.
Commentaires:

Voilà selon moi une décision très importante en la matière. Celle-ci me semble tout à fait conforme à l'intention législative de limiter la responsabilité de la commanditaire dans la mesure où celle-ci ne s'implique pas activement dans les activités de la société en commandite. 

Référence : [2019] ABD 332

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