mercredi 7 octobre 2015

L'importance de distinguer l'abus et l'Abus...

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Si vous êtes un lecteur régulier de ce blogue, vous savez que je suis d'avis que l'utilisation du mot "abus" à l'article 54.1 C.p.c. pour décrire diverses situations - certaines vraiment abusives et d'autres pas - est malheureuse et qu'elle a créée beaucoup de confusion au sein de la jurisprudence. Vous savez également que je suis d'avis qu'il n'est pas nécessaire que le comportement d'une partie soit blâmable pour justifier le rejet d'une procédure manifestement mal fondée, mais que l'on doit retrouver un tel comportement ou une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure pour accorder une des autres sanctions de l'article 54.4 C.p.c. Et bien je me réjouis que l'Honorable juge Nicholas Kasirer vienne de rendre un jugement qui résume parfaitement le droit sur la question - du moins selon moi - dans l'affaire Croteau c. Québec (Procureure générale) (2015 QCCA 1542).



C'est dans le contexte d'une requête pour permission d'en appeler que le juge Kasirer fait ses commentaires.

En effet, le Requérant demande la permission d’en appeler d’un jugement de la Cour supérieure qui a rejeté sa requête introductive d’instance en responsabilité civile contre la Procureure générale du Québec, aux droits du ministère public. Le juge de première instance a accueilli la requête en rejet de l'Intimée et a déclaré les procédures abusives en vertu de l'article 54.1 C.p.c. Il est à noter cependant que le juge de première instance n'a pas ordonné de sanction autre que le rejet.

C'est ce qui amène le juge Kasirer à formuler les commentaires suivants et clarifier qu'il faut distinguer l'abus au sens stricte de l'article 54.1 C.p.c. et le véritable abus de procédure. Seul la deuxième catégorie donne ouverture à des sanctions additionnelles:
[30]        D’abord, le juge ne traite jamais M. Croteau de plaideur vexatoire ou de quérulent. Il n’écrit nullement que M. Croteau est de mauvaise foi en intentant une action contre la Procureure générale ou même que son comportement devant les tribunaux est déraisonnable ou que son utilisation de la procédure est excessive. Je note que le juge ne dit pas, non plus (et malgré l’invitation faite par l’intimée dans sa requête) que son recours est « frivole ». Il ne fait que conclure, au stade où sont les procédures, que le recours est « manifestement non fondé » au sens de l’article 54.1 C.p.c., et, à ce titre, « abusif » selon le vocable du législateur. Cet abus, par contre, ne semble pas constituer une faute civile. 
[31]        Je rappelle, aussi, que le juge n’accorde pas de dommages-intérêts en raison de cet « abus de procédures ». Il est vrai que l’intimée n’en demande pas dans sa requête en rejet. À l’audience devant moi sur la requête de permission d’appeler, l’intimée s’est aussi engagée – advenant que M. Croteau n’ait pas de succès en appel – à ne pas retourner en Cour supérieure pour lui demander des dommages pour les honoraires extrajudiciaires ou autrement. En autant que cet engagement soit nécessaire, j’en prends acte. 
[32]        Dans les circonstances, je pense qu’il y a lieu de préciser que l’« abus » relevé par le juge ne pouvait donner lieu à des dommages-intérêts contre M. Croteau, même si l’intimée avait voulu en faire la demande. Tout abus de procédures constaté en application de l’article 54.1 C.p.c. ne donne pas ouverture à la sanction de dommages-intérêts dont traite l’article 54.4 C.p.c. À mon avis, seul un abus qui dénote un comportement fautif – un comportement blâmable, au sens que le droit privé donne à ce terme – peut justifier une responsabilité civile pour abus de procédures. Il est possible que cette faute se manifeste par une obstination qui ne constitue pas, pour autant, un comportement malicieux. Mais dans un cas comme dans l'autre, l'abus de procédures est caractérisé par une faute justifiant une condamnation aux dommages-intérêts à titre de sanction.  
[33]        Le juge ne relève aucune faute commise par M. Croteau en déclarant son recours abusif au sens de l’article 54.1 C.p.c. L’orientation fondamentale du droit privé, ancrée dans la justice commutative, s’oppose, selon moi, à une responsabilité sans faute dans ce cas. Sauf indication contraire par le législateur, la vocation du Code de procédure civile demeure processuelle et, en cette matière, l’article 54.4 C.p.c. s’appuie, pour déterminer la responsabilité de la partie qui agit de manière abusive, sur le droit de la responsabilité civile établit par le droit commun. Il me semble qu’un recours manifestement non fondé, techniquement qualifié d’abus au sens du premier aliéna de l’article 54.1, exigerait la preuve de mauvaise foi, d’un comportement déraisonnable, ou d’une « témérité » qui s’apparente à une faute civile, pour justifier une condamnation aux dommages-intérêts, « outre les dépens », comme le précise l’article 54.4 C.p.c
[34]        D’aucuns diraient que le qualificatif d’« abus » employé par le législateur à l’article 54.1 C.p.c. pour le recours manifestement non fondé, en l’absence de toute faute justifiant une responsabilité civile, est incongru. On se rappelle que, dans le libellé de l’ancien article 75.1 C.p.c., le mot abus n’était pas forcément associé avec un recours rejeté parce que « manifestement non fondé ». C’est avant tout le reflet de ce langage législatif inusité à l’article 54.1 qui permet au juge de déclarer le recours intenté par M. Croteau d’« abusif ». Mais je le répète : le juge ne fait aucun constat de mauvaise foi ou de comportement déraisonnable de M. Croteau en lien avec son recours civil. 
[35]        Avec cette incongruité à l’esprit et conscient des circonstances très particulières de l’affaire, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour ne pas condamner le requérant aux dépens.
Référence : [2015] ABD 400

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