Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
En droit civil québécois, le législateur a pris la décision de donner – sauf rares exceptions – plein effet à la commune volonté contractuelle des parties. Le rôle des tribunaux en cas de litige est donc de rechercher et donner effet à cette volonté. C’est ce que la Cour d’appel vient de réitérer dans une décision importante en matière d’interprétation contractuelle.
Les tribunaux français reconnaissent depuis quelques années l'application de la théorie des groupes de contrats. Selon cette théorie, la relation contractuelle entre les parties est consacrée par plusieurs contrats, et il faudra regarder l'ensemble pour déterminer leur intention et interpréter leurs obligations.
Or, dans Billards Dooly's inc c Entreprises Prébour ltée (2014 QCCA 842), la Cour d'appel vient d'ouvrir la porte à l'application de cette théorie en droit québécois.
Dans cette affaire, l'Appelante - un franchiseur - se pourvoit à l'encontre du jugement de première instance qui lui a accordé la somme de 200 804,55 $ en dommages, alors qu’elle en réclamait plus de deux millions. Par appel incident, les parties Intimées demandent pour leur part de réduire le montant des condamnations.
Je n'entrerai pas dans le détail de la trame factuelle en l'instance, puisqu'elle n'est pas nécessaire à notre propos. Suffit de retenir que les parties ont signé cinq contrats officialisant leurs relations d’affaires, dont deux relatifs à un établissement existant et trois à l’ouverture d’un nouveau.
En première instance, le juge en est venu à la conclusion que le contrat de franchise entre les parties avait pris fin. À cet égard, il applique le libellé strict de ce contrat, comme le souligne l'Honorable juge Pierre J. Dalphond:
[52] Le juge applique ensuite littéralement l’« article III – Durée du contrat » du contrat de franchise pour le nouvel établissement, qui énonce qu’il « prendra fin » si le franchisé n’a pas débuté ses opérations dans les 180 jours de la date de sa signature, ce qui, en l’espèce, aurait mené à une terminaison automatique du contrat, le 1er mars 2004, sous réserve d’une prolongation maximale de 60 jours advenant un retard causé par des « circonstances sur lesquelles le franchisé n’a pas d’emprise ».
En l’espèce, on pourrait arguer que de telles circonstances sont survenues. Mais, il demeure que même en prolongeant le délai de 60 jours (soit jusqu’au 30 avril 2004), le nouvel établissement n’était toujours pas ouvert.
Pour le juge, le texte de cet article ne souffre d’aucune ambiguïté et, par conséquent, le contrat de franchise pour le secteur Gatineau a automatiquement été résilié avec l’arrivée de la date butoir (par. 204-222). Il s’ensuit qu’aucune redevance ne peut être réclamée en vertu de celui-ci et que les clauses de confidentialité et de non-concurrence n’ont jamais eu d’effet, puisqu’elles ont été anéanties rétroactivement par la résiliation automatique.
Le juge Dalphond, au nom d'un banc unanime, en vient à la conclusion que le juge de première instance s'est mal dirigé dans son exercice d'interprétation. En effet, en raison du groupe de contrats signés par les parties, il fallait regarder l'ensemble de ceux-ci pour pouvoir y dégager l'intention des parties.
Ici, en regardant le contexte général et en interprétant les obligations des parties conformément à l'ensemble de leurs obligations contractuelles réciproques, le juge de première instance aurait dû en venir à la conclusion que les parties n’ont pas voulu des dates butoirs entraînant terminaison automatique de l’ensemble contractuel, mais une approche plus souple, leur permettant de s’entendre en tout temps sur une modification de l’échéancier originalement prévu pour la réalisation de l’opération globale.
Ce faisant, le juge Dalphond ouvre la porte toute grande à la théorie des groupes de contrats en droit québécois:
[59] En l’espèce, le juge ignore l’ensemble contractuel dans lequel s’inscrivent les contrats de franchise. Cela le mène à adopter une lecture désincarnée de leur clause sur la durée des contrats de franchise.
[60] En réalité, il faut lire les cinq contrats ensemble pour en dégager l’intention des parties en date du 3 septembre 2003. En effet, il s’agit de contrats concomitants et interdépendants, destinés à réaliser une opération globale et précisant le cercle contractuel de cette dernière. La cause de tous et chacun d’eux est commune; la raison de leur signature est de donner effet à l’ensemble des engagements convenus par les parties. Ces contrats constituent dès lors un ensemble contractuel indivisible.
[61] Tel que le soulignent Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd., par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, au par. 490, la notion d’indivisibilité contractuelle est maintenant bien reçue en France en présence de plusieurs contrats « interdépendants », qu’ils soient concurrents ou successifs, mais traduisant une même opération.
[62] En fait, la Cour de cassation n’hésite plus à inférer des conséquences juridiques de l’économie générale d’un ensemble de contrats interdépendants. La haute instance a ainsi reconnu que l’indivisibilité contractuelle tacite pouvait l’emporter sur une clause de divisibilité expresse (Cour de cassation, Ch. mixte, 17 Mai 2013, arrêts n° 275 (11-22.768) et 276 (11-22.927), et qu’une clause contractuelle en contradiction avec l’économie générale de l’opération visée par les parties était sans effet (Cour de cassation, Ch. commerciale, 24 avril 2007, pourvoi no 06-12.442 et, 15 février 2000, pourvoi no 97-19.793). Elle a aussi précisé que la cause « objective » d’un contrat pouvait se situer au-delà de celui-ci, dans l’opération globale composée d’un ensemble de contrats « formant un tout indivisible » (Cour de cassation, Ch. civile 3e, 3 mars 1993, pourvoi no 91-15.613, Bull. III, no 28). Conséquence logique de l’indivisibilité, la Cour de cassation a statué que l’anéantissement d’un contrat pouvait entraîner la caducité des autres contrats appartenant au même groupe contractuel (Cour de cassation, Ch. civile 1re, 4 avril 2006, pourvoi n°02-18.277, Bull. civ. I, n°190 ; Cour de cassation, Ch. commerciale, 5 juin 2007, pourvoi no 04-20.380, Bull. IV, no 156).
[63] Rien ne s’oppose dans le Code civil du Québec à l’adoption de ces mêmes principes (Pierre-Gabriel Jobin, « Comment résoudre le casse-tête d’un groupe de contrats », (2012) 46 R.J.T. 9; Baudouin et Jobin, Les obligations, précité, par. 488-490). Au contraire, les articles 1425 et 1426 C.c.Q.. nous invitent à le faire afin de donner plein effet à la volonté des parties; d’ailleurs, c’est ce qui fit la Cour, sans trop élaborer, dans Domtar c. Grantech, J.E. 2002-1256, par. 39 et suiv.
Cette décision - et l'application de la théorie des groupes de contrats à l'interprétation des droits et obligations des parties - me semble s'inscrire dans la progression naturelle du droit québécois en matière d'interprétation. En effet, plus que jamais, la Cour d'appel nous enseigne que l'on doit rechercher la véritable intention des parties, même lorsqu'elle ne s'accorde pas nécessairement avec le libellé stricte d'une clause spécifique par ailleurs claire: voir Ihag-Holding, a.g. c. Corporation Intrawest (2011 QCCA 1986) dont nous avons traité le 2 novembre 2011 et Immeubles Régime XV Inc. c. Indigo Books & Music Inc. (2012 QCCA 239) dont nous avons traité le 13 février 2012.
Il m'apparaît donc particulièrement logique dans une situation comme celle qui existait en l'instance de regarder l'ensemble des obligations réciproques entre les parties. Pour ces raisons, je me réjouis de la décision rendue par la Cour ici.
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