mardi 29 avril 2014

La Cour d'appel ouvre la porte à la théorie des groupes de contrats

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Les tribunaux français reconnaissent depuis quelques années l'application de la théorie des groupes de contrats. Cette théorie veut que lorsque la relation contractuelle entre les parties est consacrée par plusieurs contrats, il faudra regarder l'ensemble de ces contrats pour déterminer l'intention des parties et interpréter leurs obligations. Or, dans Billards Dooly's inc c Entreprises Prébour ltée (2014 QCCA 842), la Cour d'appel vient d'ouvrir la porte à l'application de cette théorie en droit québécois.
 

Dans cette affaire, l'Appelante - un franchiseur - se pourvoit à l'encontre du jugement de première instance qui lui a accordé la somme de 200 804,55 $ en dommages, alors qu’elle en réclamait plus de deux millions. Par appel incident, les parties Intimées demandent de réduire le montant des condamnations.

Je n'entrerai pas dans le détail de la trame factuelle en l'instance, puisqu'elle n'est pas nécessaire à notre propos. Suffit de retenir que les parties signent cinq contrats officialisant leurs relations d’affaires, deux relatifs à un établissement existant et trois à l’ouverture d’un nouveau. 
 
En première instance, le juge en est venu à la conclusion que le contrat de franchise entre les parties avait pris fin. À cet égard, il applique le libellé strict de ce contrat, comme le souligne l'Honorable juge Pierre J. Dalphond:
[52]        Le juge applique ensuite littéralement l’« article III – Durée du contrat » du contrat de franchise pour le nouvel établissement, qui énonce qu’il « prendra fin » si le franchisé n’a pas débuté ses opérations dans les 180 jours de la date de sa signature, ce qui, en l’espèce, aurait mené à une terminaison automatique du contrat, le 1er mars 2004, sous réserve d’une prolongation maximale de 60 jours advenant un retard causé par des « circonstances sur lesquelles le franchisé n’a pas d’emprise ». En l’espèce, on pourrait arguer que de telles circonstances sont survenues. Mais, il demeure que même en prolongeant le délai de 60 jours (soit jusqu’au 30 avril 2004), le nouvel établissement n’était toujours pas ouvert. Pour le juge, le texte de cet article ne souffre d’aucune ambiguïté et, par conséquent, le contrat de franchise pour le secteur Gatineau a automatiquement été résilié avec l’arrivée de la date butoir (par. 204-222). Il s’ensuit qu’aucune redevance ne peut être réclamée en vertu de celui-ci et que les clauses de confidentialité et de non-concurrence n’ont jamais eu d’effet, puisqu’elles ont été anéanties rétroactivement par la résiliation automatique.
Le juge Dalphond, au nom d'un banc unanime, en vient à la conclusion que le juge de première instance s'est mal dirigé dans son exercice d'interprétation. En effet, en raison du groupe de contrats signés par les parties, il fallait regarder l'ensemble de ceux-ci pour pouvoir y dégager l'intention des parties.
 
Ici, en regardant le contexte général et en interprétant les obligations des parties conformément à l'ensemble de leurs obligations contractuelles réciproques, le juge de première instance aurait dû en venir à la conclusion que les parties n’ont pas voulu des dates butoirs, entraînant terminaison automatique de l’ensemble contractuel, mais une approche plus souple, leur permettant de s’entendre en tout temps sur une modification de l’échéancier originalement prévu pour la réalisation de l’opération globale.
 
Ce faisant, le juge Dalphond ouvre la porte toute grande à la théorie des groupes de contrats en droit québécois:
[59]        En l’espèce, le juge ignore l’ensemble contractuel dans lequel s’inscrivent les contrats de franchise. Cela le mène à adopter une lecture désincarnée de leur clause sur la durée des contrats de franchise. 
[60]        En réalité, il faut lire les cinq contrats ensemble pour en dégager l’intention des parties en date du 3 septembre 2003. En effet, il s’agit de contrats concomitants et interdépendants, destinés à réaliser une opération globale et précisant le cercle contractuel de cette dernière. La cause de tous et chacun d’eux est commune; la raison de leur signature est de donner effet à l’ensemble des engagements convenus par les parties. Ces contrats constituent dès lors un ensemble contractuel indivisible. 
[61]        Tel que le soulignent Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les obligations, 7e éd., par Pierre-Gabriel Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, au par. 490, la notion d’indivisibilité contractuelle est maintenant bien reçue en France en présence de plusieurs contrats « interdépendants », qu’ils soient concurrents ou successifs, mais traduisant une même opération.  
[62]        En fait, la Cour de cassation n’hésite plus à inférer des conséquences juridiques de l’économie générale d’un ensemble de contrats interdépendants. La haute instance a ainsi reconnu que l’indivisibilité contractuelle tacite pouvait l’emporter sur une clause de divisibilité expresse (Cour de cassation, Ch. mixte, 17 Mai 2013, arrêts n° 275 (11-22.768) et 276 (11-22.927), et qu’une clause contractuelle en contradiction avec l’économie générale de l’opération visée par les parties était sans effet (Cour de cassation, Ch. commerciale, 24 avril 2007, pourvoi no 06-12.442 et, 15 février 2000, pourvoi no 97-19.793). Elle a aussi précisé que la cause « objective » d’un contrat pouvait se situer au-delà de celui-ci, dans l’opération globale composée d’un ensemble de contrats « formant un tout indivisible » (Cour de cassation, Ch. civile 3e, 3 mars 1993, pourvoi no 91-15.613, Bull. III, no 28). Conséquence logique de l’indivisibilité, la Cour de cassation a statué que l’anéantissement d’un contrat pouvait entraîner la caducité des autres contrats appartenant au même groupe contractuel (Cour de cassation, Ch. civile 1re, 4 avril 2006, pourvoi n°02-18.277, Bull. civ. I, n°190 ; Cour de cassation, Ch. commerciale, 5 juin 2007, pourvoi no 04-20.380, Bull. IV, no 156). 
[63]        Rien ne s’oppose dans le Code civil du Québec à l’adoption de ces mêmes principes (Pierre-Gabriel Jobin, « Comment résoudre le casse-tête d’un groupe de contrats », (2012) 46 R.J.T. 9; Baudouin et Jobin, Les obligations, précité, par. 488-490). Au contraire, les articles 1425 et 1426 C.c.Q.. nous invitent à le faire afin de donner plein effet à la volonté des parties; d’ailleurs, c’est ce qui fit la Cour, sans trop élaborer, dans Domtar c. Grantech, J.E. 2002-1256, par. 39 et suiv. 
[64]        En l’espèce, une analyse des contrats signés concurremment le 3 septembre 2003 révèle leur interdépendance. 
[65]        D’abord, il y a un lien évident entre chacune des offres d’achat de franchise et le contrat de franchise correspondant. 
[66]        Ensuite, il y a un lien tout aussi manifeste entre l’entente de partenariat, l’offre d’achat et le contrat de franchise pour un nouvel établissement. 
[67]        Finalement, comme l’a reconnu le juge, il était entendu que la conversion de l’établissement du secteur Hull était conditionnelle à l’ouverture au préalable d’un nouvel établissement. 
[68]        Les cinq contrats sont donc indivisibles en ce qu’ils traduisent, lus ensemble, l’économie générale de l’opération convenue par les parties en septembre 2003 et la cause de leurs engagements respectifs. 
[69]        Il ressort de plus des contrats relatifs au secteur Hull, soit l’offre de franchise et l’addendum au contrat de franchise, que les parties ont convenu de dates bien au-delà du terme de 180 jours mentionné dans la clause standard sur la durée du contrat. Ainsi, les parties réfèrent, dans des documents signés en même temps et reliés, à deux dates : la « date d’ouverture officielle » de la franchise vers la mi-septembre 2004 et la date d’entrée en vigueur de la licence et des redevances au plus tard le 1er octobre 2004. La première semble une date cible et la deuxième, le point ultime de début des opérations et, par conséquent, de la date de calcul des redevances « à moins que les parties s’entendent mutuellement sur une date ultérieure ». Or, tel que je le démontrerai un peu plus loin, les parties ont effectivement convenu d’une date ultérieure. 
[70]        De même, dans le cas du nouvel établissement, les parties ont continué de chercher un local convenable bien au-delà du terme de 180 jours suivant la signature du contrat de franchise mentionné dans la clause standard sur la durée du contrat de franchise. 
[71]        Il ressort alors clairement que les parties n’ont pas voulu des dates butoirs, entraînant terminaison automatique de l’ensemble contractuel, mais une approche plus souple, leur permettant de s’entendre en tout temps sur une modification de l’échéancier originalement prévu pour la réalisation de l’opération globale, soit l’ouverture en partenariat d’un nouvel établissement dans le secteur Gatineau, suivi de la conversion de l’établissement dans celui de Hull.
Commentaires:
 
Cette décision - et l'application de la théorie des groupes de contrats à l'interprétation des droits et obligations des parties - me semble s'inscrire dans la progression naturelle du droit québécois en matière d'interprétation. En effet, plus que jamais, la Cour d'appel nous enseigne que l'on doit rechercher la véritable intention des parties, même lorsqu'elle ne s'accorde pas nécessairement avec le libellé stricte d'une clause spécifique par ailleurs claire: voir Ihag-Holding, a.g. c. Corporation Intrawest (2011 QCCA 1986) dont nous avons traité le 2 novembre 2011 et Immeubles Régime XV Inc. c. Indigo Books & Music Inc. (2012 QCCA 239) dont nous avons traité le 13 février 2012.

Il m'apparaît donc particulièrement logique dans une situation comme celle qui existait en l'instance de regarder l'ensemble des obligations réciproques entre les parties. Pour ces raisons, je me réjouis de la décision rendue par la Cour ici.
 
Référence : [2014] ABD 170

2 commentaires:

  1. Cette décision s'accord bien avec la tendance en droit civil de favoriser l'analyse au-delà de l'écrit, mais d'un point de vue pragmatique la réception de la théorie des groupes de contrats nous éloignera de la plupart des juridictions en Amériques du Nord où la parole evidence rule restreint une telle approche.

    Je ne me réjouis pas car à mon avis l'incertitude contractuelle découragera le choix du droit québécois et donnera lieu à d'innombrables litiges.

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  2. Vous avez raison que cela nous éloigne des juridictions de common law Fuzzylogic, mais notre droit a toujours été plus proche du droit français de toute façon. J'aime personnellement la théorie des groupes de contrats puisqu'elle évite des résultats absurdes et donne préséance à l'intention commune des parties.

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