jeudi 22 avril 2021

Une nouvelle décision de la Cour supérieure indique que l'on doit préférer le témoignage d'une personne qui se souvient d'un fait à celui de la personne qui n'en a aucun souvenir

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Il y a de ça un peu plus de sept (7) ans maintenant, je critiquais une décision de la Cour supérieure qui indiquait qu'il fallait préférer le témoignage de la personne qui affirme de manière positive un fait à celui de la personne qui le nie. Une nouvelle décision à cet effet a été rendue très récemment par l'Honorable juge Martin Sheehan dans l'affaire Fattal c. Scotia Capital Inc. (2021 QCCS 1471). Celle-ci vaut la peine d'être lue si le droit de la preuve vous intéresse.


Le juge Sheehan est saisi d'un recours en dommages intenté par les Demandeurs contre leur planificateur financier. Ils allèguent qu'ils ont perdu des millions de dollars en raison du fait que le Défendeur a adopté une stratégie trop conservatrice avec leur porfolio.

Pour nos fins aujourd'hui, une discussion de l'analyse complète effectuée par le juge Sheehan n'est pas nécessaire. Retenons simplement qu'après analyse de la preuve, le juge Sheehan en vient à la conclusion que la demande doit être accueillie en partie. 

Ce qui nous intéresse particulièrement sont les commentaires du juge Sheehan sur la crédibilité du Demandeur. Alors que le Défendeur témoigne avoir eu plusieurs rencontres avec le Demandeur, ce dernier indique ne pas avoir de souvenir de celles-ci. Pour plusieurs raisons, le juge Sheehan retient la version du Défendeur:
[66] During all this time, Mr. Fattal and Mr. Maurice were in regular contact. 
[67] With regard to the frequency of meetings between the parties, Mr. Maurice filed his agendas in which each of the meetings he had with Mr. Fattal is listed.

[68] Mr. Fattal did not deny the meetings took place. He simply stated that he doesn’t remember them. In fact, he somewhat conceded: “I can’t remember the dates you mentioned, but most likely if you say so, maybe you’re right.”

[69] On this issue, Mr. Maurice’s testimony must be preferred. Firstly, it is supported by contemporaneous documentary evidence and confirmed by his colleague Mrs. Perenne. Secondly, courts have stated that between someone who remembers something and someone who doesn’t, the former is to be preferred:
[I]t is a rule of presumption that ordinarily a witness who testifies to an affirmative is to be credited in preference to one who testifies to a negative, magis creditur duobus testibus affirmantibus quam mille negantibus, because he who testifies to a negative may have forgotten a thing that did happen, but it is not possible to remember a thing that never existed.
Commentaire:

Il est difficile de remettre en question l'analyse du juge Sheehan sur ce point, puisqu'elle se base indéniablement sur des assises solides, i.e. la compatabilité des témoignages avec la preuve documentaire et le reste de la preuve testimoniale. Ceci étant, comme je l'indiquais il y a plus de sept ans maintenant, je ne suis pas d'accord avec l'utilisation de la règle tirée de l'affaire Lefeunteum c. Beaudoin.

Je reproduis ici mes commentaires de mars 2014:
La juge Perreault se fonde son commentaire sur une décision du 19e siècle de la Cour suprême (Lefeunteum v. Beaudoin, (1897) 28 S.C.R. 89). Or, déjà en 1951, la Cour suprême, traitant de cette affaire, indiquait qu'une telle règle n'existait pas et mettait de côté le principe indiqué par l'Honorable juge Taschereau dans l'affaire Lefeunteum. En effet, dans World Marine and General Ins. Co. Ltd. v. Leger ([1952] 2 SCR 3), l'Honorable juge Kerwin indiquait: 
The remarks of Taschereau J. in the case referred to have been adopted and followed by trial judges in several decisions in Canada and it is therefore advisable to point out that Mr. Justice Taschereau was speaking only for himself. However, he referred to an extract from the judgment of the Master of the Rolls in Lane v. Jackson, and to what was said by Baron Parke speaking for the Judicial Committee in Chowdry Deby Persad v. Chowdry Dowlut Sing. I doubt that the Master of the Rolls or Baron Parke or Mr. Justice Taschereau were dealing with the matter otherwise than as set forth in 6 Law Magazine (1831) 348 at 370, referred to with approval in chapter 8 on Presumptions in Prof. Thayer's Preliminary Treatise on Evidence in a foot-note at page 313, i.e., that what was involved was a mere natural presumption which, according to Mr. Starkie as set forth in 6 Law Magazine, is derived wholly by means of the common experience of mankind, from the course of nature and the ordinary habits of society. The word "presumption" used by Mr. Starkie is unfortunate and liable to misconstruction and it is putting it too high to say, as Mr. Justice Taschereau is reported to have said, that it is a "rule of presumption." There is no decision binding upon this Court which lays down any such mechanical formula. It is in every case the duty of the tribunal of fact to ascertain the facts in the light of all the circumstances present in the particular case. It would appear perhaps more logical where the Court finds itself faced with a choice between two witneses testifying to the affirmative and negative, respectively, of a particular proposition, if it finds itself unable to choose, after taking into consideration all the circumstances, that the decision should be that the burden of proof has not been met, than that the finding should be for the affirmative. It may be that in all the circumstances of a given case the Court could come to the conclusion that the affirmative should be accepted, but it should not do so on the basis of the application of any rule of thumb.
[nos soulignements]

Avec égards, je suis également d'opinion que lorsque la Cour est incapable de préférer un témoignage à un autre (ce qui n'est pas le cas en l'instance, je le répète, puisque la juge Perreault préfère le témoignage de la Demanderesse parce qu'il est supporté par un témoin indépendant) ce n'est pas vers une règle préférant le témoignage positif au témoignage négatif qu'il faut se tourner, mais plutôt vers le fardeau de la preuve. Ainsi, en application de l'article 2803 C.c.Q., il faudrait alors conclure que la partie qui "fait valoir un droit" n'a pas rempli son fardeau.

Ceci étant dit, la présente décision n'est pas la seule décision qui applique cette règle. Voir, par exemple, Bolduc c. Promutuel du Lac au Fjord (2004 CanLII 15505 (C.Q.)), Lapolla Longo c. Lapolla (2003 CanLII 731 (C.S.)) et Ruel c. Dubois-Tougas (2012 QCCS 3).
Ces commentaires sont toujours d'actualité. La "règle" de l'affaire Lefenteum ne me semble pas utile (ou correcte) et le raisonnement du juge Sheehan le démontre bien. Même sans cette présomption, il aurait quand même retenu le témoignage du Défendeur sur la question.

Reste que l'on retrouve des dizaines de jugements récents qui appliquent la règle. Mon argumentation ne doit pas être aussi convaincante que je ne le crois!

Référence : [2021] ABD 160

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