jeudi 22 août 2019

La nécessité de la mise en demeure avant de procéder à des réparations

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons déjà discuté dans le passé de la nature parfois absolument essentielle de la mise en demeure. Nous revenons sur la question ce matin pour souligner que la mise en demeure est une condition de validité du recours civil - sauf exceptions - lorsque celui-ci vise la réparation d'une composante défectueuse. La décision de la juge Florence Lucas dans l'affaire 9115-8204 Québec inc. c. Pièces d'autos LS inc. (2019 QCCS 3502) fait une belle revue du droit sur la question.


Dans cette affaire, la Demanderesse intente une action en dommages pour un bris de moteur survenu à la suite du remplacement de son embrayage et d’un changement d’huile par le garagiste. Elle réclame les coûts de réparation du véhicule, le coût de financement de l’emprunt nécessaire, la perte de profits de l’entreprise pendant la réparation ainsi qu’une compensation pour les inconvénients divers et la perte de temps.
La Défenderesse oppose une fin de non-recevoir au recours, invoquant le défaut de la Demanderesse de la mettre en demeure par écrit avant de faire les réparations (1590 C.c.Q.) Subsidiairement, elle plaide l’absence de faute de son mécanicien, la faute contributive du président de la Demanderesse et ultimement, que les dommages sont non fondés, exagérés, indirects, injustifiés et non dépréciés.

Après analyse de la question, la juge Lucas donne raison à la Défenderesse quant à la nécessité d'une mise en demeure. En absence d'urgence ou de renonciation claire de la partie adverse, la mise en demeure est une condition essentielle à la validité du recours:
[33] Récemment, dans l’arrêt Bérubé c. Lemay, la Cour d’appel explique ceci :
[20] La dénonciation et la mise en demeure sont « souvent utilisées de façon interchangeable en matière de garantie légale », même s’il s’agit de « deux devoirs conceptuellement et juridiquement indépendants possédant une logique, des objectifs et des règles distincts ». En principe, la mise en demeure a pour but de permettre au vendeur de vérifier le bien-fondé des prétentions de l’acheteur et doit l’enjoindre de corriger le vice dans un délai raisonnable. Elle sert donc « à avertir le débiteur du manquement à son obligation et à lui fournir une occasion d’y remédier ». 
[21] Les auteurs précisent que la mise en demeure poursuit les objectifs suivants :
699. […] pour le débiteur, la mise en demeure est un rappel, parfois utile, que le temps est venu pour lui de payer et permet à ce dernier de minimiser les conséquences de son défaut de s'exécuter. Cet ultime rappel à l'ordre du débiteur défaillant constitue une application du devoir de bonne foi du créancier dans l'exécution de l'obligation (art. 1375 C.c.Q.) et permet d'éviter la judiciarisation inutile de certains litiges. En mettant l'accent sur le droit du débiteur à une dernière chance, le législateur québécois s'aligne sur un fort courant, dans les législations modernes, en faveur d'un droit du débiteur de remédier à son défaut (ou « right to cure »).
[22] La règle obligeant le créancier à offrir au débiteur la possibilité d’exécuter son obligation dans un délai raisonnable a pour objet d’écarter certains abus de la part d’un créancier de mauvaise foi. Elle doit sommer le débiteur de s’exécuter. Elle doit donc faire « plus qu’informer le vendeur et l’inviter à donner suite à sa garantie, le cas échéant; elle l’enjoint de poser un geste ». 
[23] Elle est « toujours requise, à moins d’établir des circonstances justifiant une demeure de plein droit, telle que l’urgence ou la répudiation manifeste du débiteur ». Elle est aussi nécessaire bien que le vendeur soit présumé connaître le vice affectant le bien. 
[24] Comme le note l’appelant, elle doit également être antérieure à la réparation du vice.  
[Références omises. Nos soulignés.]
[34] En l’occurrence, il n’est pas contesté qu’aucune mise en demeure n’est transmise avant les réparations réclamées. 
[35] Cependant, Québec inc. s’en défend en invoquant la mise en demeure de plein droit vu l’urgence et le refus de Garage L.S. de s’exécuter. Elle invoque l’article 1597 C.c.Q. qui se lit ainsi :
1597. Le débiteur est en demeure de plein droit, par le seul effet de la loi, lorsque l’obligation ne pouvait être exécutée utilement que dans un certain temps qu’il a laissé s’écouler ou qu’il ne l’a pas exécutée immédiatement alors qu’il y avait urgence. 
Il est également en demeure de plein droit lorsqu’il a manqué à une obligation de ne pas faire, ou qu’il a, par sa faute, rendu impossible l’exécution en nature de l’obligation; il l’est encore lorsqu’il a clairement manifesté au créancier son intention de ne pas exécuter l’obligation ou, s’il s’agit d’une obligation à exécution successive, qu’il refuse ou néglige de l’exécuter de manière répétée.
[36] Toujours dans l’arrêt Bérubé, la Cour d’appel circonscrit l’état du droit à cet égard :
[30] Le professeur Vincent Karim reconnaît que l’intention du débiteur de ne pas s’exécuter peut être tacite :
[…] Il faut noter qu’il n’est pas nécessaire que le débiteur déclare expressément son intention de ne pas vouloir donner suite à son obligation. Cette intention de répudier celle-ci peut être manifestée par le comportement du débiteur. Il en est de même lorsque le débiteur est suffisamment informé de la situation et qu’il a eu la possibilité d’agir, mais qu’il a choisi de ne rien faire.
[31] Les auteurs Baudouin et Renaud signalent que « le créancier peut être dispensé de mettre son débiteur en demeure lorsque ce dernier connaissait bien les reproches qui lui étaient adressés et n’a aucunement cherché à apporter un correctif à sa prestation ». 
[32] Le professeur Vincent Karim écrit à ce sujet :
1664. La défense fondée sur l’absence de mise en demeure peut être rejetée lorsque le débiteur qui a eu connaissance des travaux à effectuer ne manifeste pas son intention de les faire. Il en est ainsi lorsque le débiteur a eu l’opportunité de vérifier les défectuosités et qu’il décide de nier sa responsabilité. Il pourrait être tenu responsable pour le coût de l’exécution, même si le créancier a procédé aux réparations avant la demande en justice 
[…] 
1684. Lorsque le débiteur suffisamment informé de la situation et de la nécessité d’exécuter son obligation, choisit de n’en rien faire, il est mis en demeure de plein droit. Ainsi, un vendeur avisé par écrit du problème vécu par son acheteur qui ne démontre aucun intérêt à faire vérifier par un expert ou à constater par lui-même les dommages et qui ne recontacte pas l’acheteur afin de s’informer de la situation manifeste clairement son intention de ne pas s’exécuter. Dans ces cas, il est reconnu que la mise en demeure s’avère inutile et donc nullement requise, le vendeur étant en demeure de plein droit par l’effet de la loi. Cet état de fait est également assimilé à un refus de sa part d’exécuter son obligation. De même, un débiteur qui, conscient de son devoir envers le créancier, affirme que des poursuites contre lui sont inutiles en raison de sa situation financière, sera considéré comme refusant d’exécuter son obligation. Une mise en demeure serait évidemment superflue dans ce cas. Le débiteur récalcitrant sera donc mis en demeure de plein droit. 
[…] 
1690. Le refus du débiteur d’exécuter ses obligations peut aussi être établi par présomption. En effet, le comportement et l’attitude du débiteur peuvent démontrer un refus total d’exécution. […] 
1691. La mise en demeure ne sera pas nécessaire non plus dans certains cas où le vendeur répudie ses obligations. Il est à noter que bien qu’en général, l’article 1597 C.c.Q. doit recevoir une interprétation restrictive, il arrive parfois qu’une interprétation large de la notion de répudiation s’impose. Ainsi, lorsque le vendeur est parfaitement au courant des doléances de l’acheteur dès la manifestation des problèmes, pour en avoir constaté lui-même l’existence, le tribunal peut arriver à la conclusion que l’inaction du vendeur malgré sa connaissance de la situation équivaut à un refus d’exécuter son obligation. Dans ce cas, l’acheteur est dispensé de notifier par écrit sa découverte du vice et donc de mettre en demeure le vendeur, ce dernier l’étant de plein droit en vertu de l’article 1597 C.c.Q.  
[Soulignements ajoutés]
[33] Les auteurs Jobin et Vézina soulignent pour leur part :
[…] les tribunaux interprètent largement ce fondement de demeure par le seul effet de la loi, avec le devoir de bonne foi en filigrane, puisqu'ils dispensent parfois le créancier de mettre le débiteur en demeure lorsque ce dernier connaissait très bien les reproches qui lui étaient adressés et n'a aucunement cherché à apporter un correctif à sa prestation, ou encore lorsque l'incompétence manifestée par le débiteur s'avère telle que le créancier était justifié de ne plus avoir la confiance requise pour lui demander de reprendre la prestation mal exécutée. 
[37] Premièrement, à la lumière des délais encourus entre le diagnostic du Concessionnaire fourni en avril 2016 et la réparation terminée en juin, il apparaît clair que la réparation ne s'imposait pas d'urgence, d’autant plus que Lacasse a pris les dispositions pour reprendre son travail avec un camion en location (dont il réclame les frais.) Le Tribunal estime que Québec inc. a eu amplement le temps d’aviser Garage L.S. et de le mettre en demeure, notamment en parallèle de ses démarches de financement auprès de Daimler. 
[38] Deuxièmement, Garage L.S. fait valoir qu’il ne connaissait pas les reproches et l’ampleur des dommages réclamés. 
[39] En effet, un premier diagnostic effectué le vendredi 15 avril 2016 informe Garage L.S. de la défectuosité des injecteurs 2 et 5 ainsi que de la nécessité d’une vérification supplémentaire. Garage L.S. n’est pas outillé pour ouvrir le moteur, de sorte qu’on ne connaît pas la cause et l’ampleur des dommages. 
[40] Cependant, selon le test de Séguin, le moteur n’a pas «viré à l’envers.» Garage L.S. ne peut se douter que ce sera le constat du Concessionnaire et que le changement du moteur est nécessaire. C’est justement ce qu’on entend vérifier en transférant le véhicule chez le Concessionnaire. 
[41] La mise en demeure du 20 octobre 2016 informe Garage L.S. du fait que le moteur a «tourné à l’envers» et que les réparations déjà effectuées s’élèvent à 55 921,53 $. 
[42] À bon droit, Garage L.S. fait valoir que dans les circonstances, l’absence d’une mise en demeure le prive de toute possibilité de vérifier l'existence, l'étendue et le coût de réparation du moteur, ainsi que la faculté d'exécuter son obligation lui-même ou par autrui, le cas échéant. Plus particulièrement, comme les pièces du moteur n’ont pas été conservées, Garage L.S. n’a pas eu l’opportunité de commander une expertise sur le moteur et les injecteurs, de vérifier s’il pouvait s’agir d’un vice de conception ou d’un défaut de fabrication. Il plaide son droit de remédier à son défaut ou de pouvoir se constituer une preuve lui permettant de s’exonérer. 
[43] Par conséquent, le Tribunal constate que Garage L.S. n’avait pas la connaissance justifiant de conclure à une mise en demeure de plein droit (1597 C.c.Q.). 
[44] L’absence d’une mise en demeure en temps utile est fatale. Pour ce seul motif, il y a lieu de rejeter le recours en dommages de Québec inc. 
[45] Cela règle définitivement le sort du présent litige.
Référence : [2019] ABD 335

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