dimanche 4 février 2018

Dimanches rétro: nul besoin qu'un litige ait été envisagé pour que des communications entre un client et son avocat soient protégés par le secret professionnel

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

On utilise l'expression secret professionnel pour couvrir un très large éventail de situations en droit québécois, ce qui cause parfois une certaine confusion à l'égard des principes applicables. Par exemple, plusieurs croient que le secret professionnel ne protège une expertise que si elle a été préparée pour les fins du litige (alors qu'en réalité on ne parle pas de secret professionnel, mais bien de secret relatif au litige dans un tel cas, comme nous en avons déjà discuté). Nous revenons aujourd'hui sur la décision classique de la Cour suprême dans l'affaire Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Blood Tribe Department of Health ([2008] 2 RCS 574) pour rappeler que le secret professionnel pour les communications avocat-client trouve application même si aucun litige n'est envisagé.



En ce qui a trait à la trame factuelle de l'affaire, remettons-nous en au résumé de l'arrêtiste de la Cour suprême:
Après son congédiement, une employée a demandé d’avoir accès aux renseignements personnels relatifs à son emploi parce qu’elle soupçonnait l’employeur d’avoir irrégulièrement recueilli des renseignements inexacts et de les avoir utilisés pour la discréditer auprès de son conseil d’administration. L’employeur a refusé de lui communiquer ces renseignements et l’employée a déposé une plainte auprès du Commissaire à la protection de la vie privée en vue d’avoir accès à son dossier personnel. Le commissaire a demandé le dossier à l’employeur en termes généraux. Tout le dossier a été fourni sauf les documents à l’égard desquels l’employeur invoquait le privilège du secret professionnel de l’avocat. Le commissaire a alors ordonné la production des documents protégés en se fondant sur l’art. 12 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques (« LPRPDE ») qui confère au commissaire le pouvoir d’obliger une personne à produire tout document « de la même façon et dans la même mesure qu’une cour supérieure d’archives », et de « recevoir les éléments de preuve ou les renseignements [. . .] qu’il estime indiqués, indépendamment de leur admissibilité devant les tribunaux ». L’employeur a demandé le contrôle judiciaire de la décision du commissaire. Le juge chargé du contrôle judiciaire a décidé que le commissaire avait le pouvoir d’exiger la production de documents à l’égard desquels le secret professionnel de l’avocat est revendiqué afin d’exercer efficacement les fonctions que lui impose la loi en matière d’examen des plaintes. La Cour d’appel fédérale a annulé la décision du juge chargé du contrôle judiciaire et a cassé l’ordonnance du commissaire relative à la production des documents.
C'est dans ce contexte que l'Honorable juge Ian Binnie - au nom d'une formation unanime de la Cour - fait un survol des principes juridiques applicables en matière de secret professionnel. Il insiste sur le fait que le secret professionnel est beaucoup plus d'une règle de preuve et qu'il existe sans qu'il soit nécessaire qu'un litige soit anticipé au moment de la communication entre un avocat et son client:
[9] Le secret professionnel de l’avocat est essentiel au bon fonctionnement du système de justice. Étant donné la complexité des règles de droit et de procédure, il est impossible, de manière réaliste, de s’y retrouver sans les conseils d’un avocat. On dit que celui qui se défend lui‑même a un imbécile pour client, mais la valeur des conseils d’un avocat est fonction de la qualité des renseignements factuels que lui fournit son client. Nous savons par expérience que les personnes aux prises avec un problème juridique se refuseront souvent à dévoiler la totalité des faits à un avocat s’ils n’ont pas une garantie de confidentialité « aussi absolu[e] que possible » :
. . . le secret professionnel de l’avocat doit être aussi absolu que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent. Par conséquent, il ne cède le pas que dans certaines circonstances bien définies et ne nécessite pas une évaluation des intérêts dans chaque cas.  
(R. c. McClure, [2001] 1 R.C.S. 445, 2001 CSC 14 (CanLII), par. 35, cité et approuvé dans Lavallee, Rackel & Heintz c. Canada (Procureur général), [2002] 3 R.C.S. 209, 2002 CSC 61 (CanLII), par. 36.)
Il est dans l’intérêt public que la libre circulation des conseils juridiques soit favorisée. Autrement, l’accès à la justice et la qualité de la justice dans notre pays seraient sérieusement compromis. Le privilège du secret professionnel appartient au client et non à l’avocat. Dans Andrews c. Law Society of British Columbia, 1989 CanLII 2 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 143, p. 188, le juge McIntyre a affirmé une fois de plus que la Cour n’autorisera pas un avocat à divulguer des renseignements confidentiels donnés par un client.  
[10] Dans la présente affaire, la possibilité que l’employeur ait ou non envisagé un procès au moment où il a consulté son avocat n’a aucune importance. Bien que le privilège du secret professionnel de l’avocat ait d’abord été considéré comme une règle de preuve, il constitue sans aucun doute maintenant une règle de fond applicable à toutes les communications entre un client et son avocat lorsque ce dernier donne des conseils juridiques ou agit, d’une autre manière, en qualité d’avocat et non en qualité de conseiller d’entreprise ou à un autre titre que celui de spécialiste du droit : Solosky c. La Reine, 1979 CanLII 9 (CSC), [1980] 1 R.C.S. 821, p. 837; Descôteaux c. Mierzwinski, 1982 CanLII 22 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 860, p. 885‑887; R. c. Gruenke, 1991 CanLII 40 (CSC), [1991] 3 R.C.S. 263; Smith c. Jones, 1999 CanLII 674 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 455; Société d’énergie Foster Wheeler ltée c. Société intermunicipale de gestion et d’élimination des déchets (SIGED) inc., [2004] 1 R.C.S. 456, 2004 CSC 18 (CanLII), par. 40‑47; McClure, par. 23‑27; Blank c. Canada (Ministre de la Justice), [2006] 2 R.C.S. 319, 2006 CSC 39 (CanLII), par. 26; Goodis c. Ontario (Ministère des Services correctionnels), [2006] 2 R.C.S. 32, 2006 CSC 31 (CanLII); Celanese Canada Inc. c. Murray Demolition Corp., [2006] 2 R.C.S. 189, 2006 CSC 36 (CanLII); Juman c. Doucette, [2008] 1 R.C.S. 157, 2008 CSC 8 (CanLII). Il existe une rare exception, qui ne s’applique pas en l’espèce : aucun privilège ne protège les communications criminelles en elles‑mêmes ou qui tendraient à réaliser une fin criminelle (voir Descôteaux, p. 881; R. c. Campbell, 1999 CanLII 676 (CSC), [1999] 1 R.C.S. 565). La nature extrêmement restreinte de cette exception fait ressortir, plutôt que l’atténuer, la suprématie de la règle générale selon laquelle le privilège du secret professionnel de l’avocat est établi et préservé de façon « aussi absolu[e] que possible pour assurer la confiance du public et demeurer pertinent » (McClure, par. 35).  
[11] Pour donner effet à ce principe de droit fondamental, notre Cour a statué que les dispositions législatives susceptibles (si elles sont interprétées de façon large) d’autoriser des atteintes au privilège du secret professionnel de l’avocat doivent être interprétées de manière restrictive. Le privilège ne peut être supprimé par inférence. On considérera ainsi qu’une disposition d’acception large régissant la production de documents ne vise pas les documents protégés par le secret professionnel de l’avocat : Lavallee, par. 18; Pritchard, par. 33. Ce principe s’applique parfaitement à la présente affaire.
Référence : [2018] ABD Rétro 5

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