Renno Vathilakis Inc.
Une des beautés du droit est qu'il est en constante évolution et qu'il s'adapte (parfois rapidement, parfois moins) aux changements sociétaires ou législatifs. C'est pourquoi on ne peut que très rarement prétendre connaître complètement le droit sur une question donnée. Nous parlons ce matin d'une de ces situations puisque l'Honorable juge Stephen W. Hamilton - un des meilleurs juges de droit corporatif au Québec - semble venir renverser un courant jurisprudentiel majoritaire voulant qu'il n'était pas possible d'obtenir la communication de la preuve dans un recours en oppression par voie d'ordonnance de sauvegarde dans la décision récente qu'il rend dans Bouchard c. Matte (2017 QCCS 3572).
Le 23 janvier 2015, nous traitions de la décision que venait de rendre le juge Hamilton lui-même dans Adams c. Smerchanski (2015 QCCS 63) à l'effet qu'une demande d'ordonnance de sauvegarde n'était pas le moyen approprié pour demander la communication de la preuve dans le cadre d'un recours en oppression.
En effet, le juge Hamilton indiquait que si l'ordonnance de sauvegarde était appropriée pour obtenir les documents auxquels une partie demanderesse avait droit à titre d'actionnaire ou d'administrateur dans le cadre de recours en oppression, il en était autrement pour les documents qui ne tombaient pas dans cette catégorie:
[129] The other safeguard order relates to the documents that Jon and Sam wish to obtain. This safeguard order is somewhat different in nature. Although the failure to provide information is pleaded as a ground of oppression, there is no conclusion on the merits relating to the documents. The remedy for the failure to provide information is the buy back of the shares. Jon and Sam claim that they are entitled to (1) monitor the affairs of Beattie and Border pending the judgment on the merits of the buy back order, and (2) evaluate their interest in Beattie and Border for the buy back order, and that the safeguard order relating to the documents is necessary for those reasons.
[130] Providing documents is not in the nature of a typical safeguard order, because it is not a temporary measure designed to preserve the status quo while awaiting a judgment on the merits at which time the judge can deal with the measure in a permanent way. Documents cannot be provided on a provisional basis. Once they are provided, the issue is resolved in a final way. Courts must therefore be very cautious before ordering on a preliminary basis and with an incomplete record the disclosure of documents.
[131] As shareholders, Jon and Sam have the right to obtain copies of certain specific documents as set out in the CBCA:
● the articles and the by-laws, and all amendments thereto, and any unanimous shareholder agreement;
● minutes of meetings and resolutions of shareholders;
● notices of appointment and change of directors;
● the securities register;
● list of shareholders;
● disclosures of interest by the directors;
● notice of shareholders meetings, including any circulars;
● annual financial statements of the corporation and each of its subsidiaries;
● “any further information respecting the financial position of the corporation and the results of its operations required by the articles, the by-laws or any unanimous shareholder agreement”; and
● any statements by the auditor or the corporation in regard to the resignation or replacement of the auditors.
[132] The shareholders do not have the right to additional documents, and there is no evidence that other shareholders have access to additional documents or that Jon and Sam have had access to additional documents in the past.
[133] To the extent that Jon and Sam are requesting documents to which they have a statutory right, the Court will order the delivery of those documents.
[134] However, the safeguard order goes far beyond the documents to which Jon and Sam are entitled as shareholders. It is based on Jon and Sam’s right to monitor the affairs of Beattie and Border, and their need to value the shares.
[...]
[138] The Court therefore concludes that Jon and Sam have no right to the documents other than those to which they have a statutory right.
Or, dans la décision qu'il vient de rendre dans l'affaire Bouchard, le juge Hamilton accueille une demande de communication de la preuve par voie d'ordonnance de sauvegarde. Ces motifs pour se faire apparaissent - de prime abord - contradictoires avec ses propos dans l'affaire Adams:
[18] Lorsque le plaignant demande une ordonnance provisoire reliée à l’administration de l’entreprise et qu’il demande la documentation nécessaire pour exercer les pouvoirs d’administration ou surveiller l’exercice des pouvoirs par les autres, la demande de documents est entremêlée à la demande reliée à l’administration de l’entreprise et le sort de l’une suivra généralement le sort de l’autre. Dans ces cas, les deux demandes suivront généralement les règles de l’injonction interlocutoire provisoire.
[19] Toutefois, les documents peuvent servir à d’autres fins.
[20] Lorsque le plaignant demande les documents auxquels il aurait un droit statutaire comme actionnaire (Voir les articles 20(1), 21, 120(6.1), 155 et 157 LCSA) ou comme administrateur (Article 20(2) et (4) LCSA) ou un droit en vertu des règlements de la société ou la convention unanime d’actionnaires, le tribunal peut en ordonner la production sans s’attarder sur les questions de préjudice sérieux ou irréparable, la balance des inconvénients ou l’urgence. Par contre, lorsque le statut d’actionnaire ou d’administrateur du plaignant est contesté, le tribunal doit décider si le plaignant peut néanmoins recevoir les documents avant que cette contestation ne soit décidée et les facteurs de l’injonction interlocutoire provisoire peuvent être pertinents.
[21] Enfin, le plaignant peut demander des documents qui sont pertinents au litige et qui serviront de preuve. Dans Groupe Soucy inc. c. Services ménagers Soucy inc., les parties ont convenu de traiter la demande d’ordonnance de sauvegarde visant des documents comme une demande de transmission de documents dans le cadre d’un interrogatoire et d’y appliquer les critères habituels en matière de recevabilité de la preuve et non les critères de l’injonction interlocutoire provisoire :
[1] CONSIDÉRANT en ce qui concerne d’abord la demande de Gestion Sylvain Soucy inc. (« GSS ») à la demanderesse Groupe Soucy inc. (« GS ») pour des documents que ladite demanderesse a finalement convenu à l’audience de reconnaître au tribunal le pouvoir de lui ordonner de les fournir (de la même façon que s’il tranchait des objections à la preuve) après que le tribunal ait suggéré à titre d’alternative la tenue d’un nouvel interrogatoire hors cour d’un(e) représentant(e) à qui « GSS » pourrait transmettre un subpoena requérant les mêmes documents, leur production ou demande d’engagement de production pouvant faire l’objet d’objections à l’occasion de cet interrogatoire, qui seraient éventuellement tranchées à l’occasion d’une autre séance du tribunal en sorte qu’il y aurait addition de coûts pour arriver à la même chose;
[2] CONSIDÉRANT donc que le tribunal peut, avec l’accord des parties, appliquer les critères habituels en matière de recevabilité de preuve aux fins d’évaluation des demandes de « GSS » pour la communication de documents plutôt que de ceux applicables en matière de demande de sauvegarde;
[22] Est-ce que le Tribunal peut traiter la demande d’ordonnance de sauvegarde visant des documents comme une demande de transmission de documents dans le cadre d’un interrogatoire sans l’accord des parties? Dans l’esprit du Code de procédure civile, le Tribunal croit qu’il peut le faire dans un cas approprié.
[23] Afin de décider s’il s’agit d’un cas approprié pour le faire, plusieurs facteurs peuvent être pertinents :
• La pertinence des documents doit être claire. Si la pertinence n’est pas claire, il est prudent d’attendre de voir comment le dossier se développe et de traiter de la question lorsqu’elle survient dans le cours normal du litige;
• Les documents doivent être importants dès le début du dossier. Si les documents sont pertinents à une question reliée au remède (telle la valeur des actions), il peut être préférable d’attendre; et
• La production dans le cours normal du litige doit sembler une solution inefficace en raison des délais et de la multiplication des vacations à la cour. Par contre, si le processus d’interrogatoires est déjà entamé et procède bien, les parties peuvent continuer dans ce sens.
Commentaire:
Cela surprendra sans aucun doute nos lecteurs assidus - parce que je n'aime décidément pas les demandes documentaires par voie d'ordonnance de sauvegarde - mais je suis d'accord avec cette décision et je ne crois pas qu'elle heurte trop substantiellement le courant majoritaire existant sur la question, bien qu'il s'agisse sans aucun doute d'un élargissement du droit d'obtenir des documents dans le cadre d'un recours en oppression par voie d'ordonnance de sauvegarde.
D'abord, le juge Hamilton était bien conscient du fait qu'on lui demandait d'élargir le contexte traditionnel de communication de la preuve. En effet, non seulement est-ce qu'il réfère à la décision qu'il avait rendu dans l'affaire Adams (voir note de bas de page #20), mais il souligne un changement important depuis le prononcé de cette décision: l'entrée en vigueur du nouveau Code de procédure civile. Selon lui, l'esprit du nouveau Code milite en faveur d'une plus grande souplesse en la matière. Dans mon humble opinion, il a raison sur la question.
Ensuite, même dans l'affaire Adams, un des éléments qui avait pesé dans la balance pour le juge Hamilton est le fait que le processus traditionnel de communication de la preuve fonctionnait bien. Au paragraphes 136-137, le juge Hamilton indiquait ce qui suit:
[136] Moreover, Jon and Sam have obtained a substantial number of relevant documents through the cross-examination of Trish. They have complaints about the completeness of the information that they received, but the parties acted very quickly in conducting the cross-examinations on the affidavits filed for purposes of the present motions and in delivering the undertakings, so it is not surprising that there be gaps. The normal litigation process appears to be working, and the Court is not prepared at this stage to short circuit that process by giving Jon and Sam immediate access to everything that they want through a safeguard order.
[137] If the Court orders the buy back of the shares, there will be a need to value them, but it is premature at this time to provide the substantial information requested by Jon and Sam. In any event, that issue can be dealt with in the context of the normal litigation process without recourse to a safeguard order which, again, is not the appropriate way to obtain evidence.
Finalement, l'élargissement que l'on retrouve au paragraphe 23 de sa décision dans Bouchard est assez restreint. En effet, on ne parle que des documents qui sont clairement pertinents, sont importants dès le début du dossier et que le processus habituel s'avérerait inefficace. Ce n'est certes pas un trou béant vis-à-vis la position majoritaire traditionnelle des tribunaux québécois.
Le droit sur la question en est évolution et - pour ma part - j'applaudis la décision du juge Hamilton comme étant empreinte d'une grande logique pratique, tout en n'ouvrant pas la porte à des abus en matière de sauvegarde.
Référence : [2017] ABD 311
Aucun commentaire:
Publier un commentaire
Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.