Renno Vathilakis Inc.
En décembre 2012 - dans le cadre de la rubrique des Dimanches rétro - nous avions traité des enseignements de la Cour d'appel sur la possibilité d'obtenir une injonction interlocutoire restreignant la liberté d'expression ou la liberté de presse. Nos lecteurs assidus ne seront pas surpris d'apprendre que c'est presque impossible (et c'est tant mieux selon moi). Dans l'affaire Lévy c. Journal de Montréal (2016 QCCS 6528), l'Honorable juge Michel A. Pinsonnault rappelle les principes applicables à une telle demande et son caractère très exceptionnel.
Dans cette affaire, la Demanderesse recherche l'émission d'une injonction provisoire ordonnant aux Défendeurs de retirer un article de son site web. Elle allègue que cet article lui est diffamatoire, qu'il brosse un portrait factuellement inexact de sa situation et que sa présence continue en ligne lui cause un préjudice irréparable.
Les Défendeurs s'opposent à la demande. Ils font valoir que l'article n'est pas diffamatoire et que, de toute façon, la Demanderesse ne peut restreindre leur libertés d'expression et de presse au moyen d'une injonction provisoire.
Le juge Pinsonnault souligne d'abord que le fardeau pèse sur la partie qui recherche l'émission d'une injonction d'établir les critères habituels. Mais il ajoute que lorsqu'il est question de liberté d'expression et de liberté de presse, ce fardeau est exponentiellement plus élevé puisqu'il faut satisfaire à critères plus stricts:
[24] En général, en matière d’injonction provisoire, le demandeur doit établir un droit ou une apparence de droit sérieuse, un préjudice irréparable et l’urgence de rendre l’ordonnance demandée.
[25] Par ailleurs, en situation de diffamation en matière journalistique, de liberté d’expression et de liberté de la presse, par surcroit, la jurisprudence a établi des critères beaucoup plus stricts.
[26] En fait, les tribunaux se sont toujours montrés réticents à émettre des injonctions interlocutoires en matière de diffamation.
[27] À ce sujet, le Tribunal fait siens les propos du juge Stephen W. Hamilton dans la cause de Leblanc c. Leduc, et je cite :
« [13] Les Tribunaux se sont toujours montrés réticents à émettre des injonctions interlocutoires en matière de diffamation. Le juge Robert explique cette réticence de la façon suivante :
« … l’émission d’une telle injonction avait pour effet de modifier l’équilibre fragile qui existe entre, d’une part, le droit à la réputation et, d’autre part, la liberté de la presse et des autres moyens de communication, comme la radiodiffusion. »
[14] En conséquence, les tribunaux n’appliquent pas le test traditionnel pour l’émission d’une injonction interlocutoire en matière de diffamation :
« D’entrée de jeu, il faut reconnaître que le test traditionnel pour justifier le prononcé d’une ordonnance d’injonction interlocutoire n’est pas celui qui est approprié si l’injonction recherchée vise à interdire la diffusion des déclarations diffamatoires. Cela tient essentiellement à l’utilisation inappropriée des critères du poids des inconvénients et du préjudice irréparable qui, en matière de diffamation, peuvent difficilement favoriser l’auteur des propos dits diffamatoires. Ce qui a pour effet de restreindre sinon de scléroser la liberté d’expression. C’est la conclusion à laquelle en est venue la Cour suprême dans l’affaire Canadian Liberty Net. »
[15] Le juge Robert adopte plutôt les règles suivantes pour émettre une telle injonction :
« 1. Le pouvoir discrétionnaire du juge d’émettre une telle injonction doit être exercé avec une très grande prudence;
2. L’injonction ne peut être accordée que dans les situations les plus claires et les rares.
3. Les paroles ou les écrits prohibés doivent être clairement diffamatoires.
4. Le préjudice causé par les paroles ou les mots doit être irréparable.
5. L’appelant ne nie pas la véracité des propos ou s’il les nie, sa défense de justification est dépourvue de succès. »
[16] Dans le même arrêt, le juge Rothman résume le test de la façon suivante :
« In principle, the courts have the power to issue an interlocutory injunction pending the trial and final judgment in a defamation action, but that power has been exercised very sparingly. There are, doubtless, some cases where the right to an interlocutory order is so clear and the danger, if it is not issued, is so serious, that an interlocutory injunction restraining the publication or comment prior to trial is justified. In my respectful opinion, this is not such a case. »
(Nos soulignements) »
L'analyse subséquente par le juge Pinsonnault de la trame factuelle l'amène à conclure que les critères applicables ne sont pas rencontrés.
Finalement, le juge Pinsonnault souligne que ce n'est pas parce qu'une injonction provisoire ou interlocutoire ne peut être émise que la Demanderesse est sans recours. Si elle a raison que les propos des Défendeurs sont diffamatoires, elle pourra obtenir une condamnation en dommages:
[46] En terminant, il est opportun de citer à nouveau le juge Hamilton dans l’affaire Leblanc (précitée) dont les propos fort judicieux sont tout à fait applicables en l’espèce :
« [37] Toutefois, il est important de reprendre les propos du juge Rochon dans l’arrêt Prud’homme :
« Finalement, cela ne signifie pas que l’auteur de la faute ne sera pas sanctionné pour ces propos diffamatoires ou injurieux. Il le sera, le cas échéant, par l’octroi de dommages-intérêts à la suite de l’audition au fond. »
Référence : [2017] ABD 6
Bravo pour votre excellent blogue.
RépondreEffacerC'est assez impressionnant.
Cordialement.
Merci beaucoup François-Xavier
RépondreEffacerGrand merci Me Renno pour l'information qui est pertinente à un de mes dossiers.
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