jeudi 26 mars 2015

Les enseignements en apparence contradictoires de la Cour d'appel quant à la nécessité d'un préjudice pour conclure à diffamation

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Critiquer un jugement ou un courant de jurisprudence n'est pas chose facile, particulièrement sur un blogue où l'on a pas 25 pages pour bien exprimer son propos. Reste que je suis d'avis qu'il est notre devoir comme juriste de tenter de faire avancer le droit au moyen de la critique constructive. Ainsi, si je voue une grande admiration pour notre Cour d'appel, je dois dire que je trouve ses décisions récentes en matière de diffamation très difficiles - sinon impossibles à réconcilier. Les décisions récentes rendues dans Proulx c. Martineau (2015 QCCA 472) et Corporatek inc. c. Khouzam (2015 QCCA 170) illustrent bien ce propos selon moi.
 

D'abord, il importe de rappeler que la Cour suprême nous enseignait dans Prud'homme c. Prud'homme ([2002] 4 SCR 663) que le recours en diffamation en droit québécois répond aux principes habituels de la responsabilité civile. Pour avoir gain de cause, la partie demanderesse doit donc démontrer une faute, un lien de causalité et un préjudice.
 
Ainsi, si je comprends bien les enseignements en la matière, sans préjudice, pas de victoire possible dans un recours en diffamation.

Cela m'amène à l'affaire Corporatek où je représentais l'Appelante (je laisse au lecteur le soin de décider si mon partie pris invalide ma critique en tout ou en partie). Le juge de première instance avait accordée à l'Intimée des dommages pour diffamation nonobstant le fait que - selon nous - aucune preuve de préjudice n'avait été faite ou retenue dans le jugement. Nous plaidions spécifiquement que l'Intimée n'avait fait aucune preuve de préjudice hormis avoir été blessée par les propos.
 
La Cour d'appel rejette notre argument sur la question:
[21]        L’appelante reproche au juge de première instance d’avoir conclu au caractère diffamatoire de l’allégation de sa défense voulant que l’intimée ait trahi la confiance du président de l’appelante en insérant dans son contrat d’emploi une clause d’indemnité de départ en cas de congédiement sans cause juste et suffisante, contrairement aux instructions du président. Elle invoque son défaut d’analyse et l’absence de preuve prépondérante à cet égard. À l’audience du pourvoi, elle précise ne pas remettre en question la conclusion du juge quant à l’existence d’une faute, vu la norme d’intervention, mais plaide qu’aucun dommage ne pouvait être accordé en raison de l’absence de preuve d’un préjudice.  
[22]        L’appelante a tort
[23]        Dans Bou Malhab c. Diffusion Métromédia CMR inc., la juge Deschamps écrit que dans un recours en diffamation « [l]e préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime (Prud’homme, par. 34) ». Le critère applicable est d’abord objectif. 
[24]        Nul ne peut remettre en question l’importance particulière que revêt la réputation pour un avocat. Pour paraphraser la Cour suprême, « elle est la pierre angulaire de sa vie professionnelle ». Bien que le juge ne réfère pas expressément à la norme applicable, on comprend de son analyse qu’il estime qu’un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus déconsidèrent la réputation de l’intimée. Il parle d’ailleurs de l’atteinte illicite à la réputation de l’intimée « pour qui [celle-ci] est capitale ».  
                                                  (mes soulignements)
La Cour indique donc qu'aucune preuve de préjudice n'est nécessaire. Dans la mesure où la Cour pense que le citoyen ordinaire serait d'avis que le propos ont déconsidéré la réputation d'une personne, il y a diffamation et préjudice.
 
Je ne suis de toute évidence pas d'accord, mais c'est la Cour d'appel qui fixe le droit civil québécois hormis les cas exceptionnels où la Cour suprême se prononce sur des questions de droit civil.
 
Le hic c'est que moins d'un mois et demi plus tard, dans l'affaire Proulx, la même Cour semble dire le contraire dans un jugement où elle renverse la décision de première instance:
[44]        Dans une action en diffamation, les dommages ont pour objectif de compenser l’atteinte à la réputation et de réparer l’humiliation, le mépris, la haine ou le ridicule dont la victime a fait l’objet. Le préjudice résultant de la diffamation, l’atteinte à la réputation, est donc intrinsèque au recours. Afin d’évaluer ce préjudice, le juge doit déterminer si, à la suite des propos diffamatoires, un citoyen ordinaire porte moins d’estime pour la victime. Les propos de la juge Deschamps dans l’arrêt Bou Malhab nous éclairent à ce sujet : 
[31] […] Lorsqu'il évalue le préjudice, le juge tient également compte du fait que le citoyen ordinaire a bien accepté la protection de la liberté d'expression et que, dans certaines circonstances, des propos exagérés peuvent être tenus, mais il doit aussi se demander si le citoyen ordinaire voit diminuer l'estime qu'il porte à la victime.
[…] 
[51]        Sans nier que Lucie Martineau a pu être blessée par les propos de Gilles Proulx, je ne peux ici conclure que les propos litigieux, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation de la victime aux yeux du citoyen ordinaire : la qualification des propos litigieux et la détermination du préjudice ne sont pas tributaires de la perception purement subjective de la victime
[52]        Ici, contrairement à l’affaire Chiasson, où plusieurs personnes de l’entourage de la victime ont relaté les impacts que les propos litigieux avaient sur sa réputation, la preuve démontre que la chronique n’a pas diminué l’estime que porte l’entourage ni même l’opinion publique à Lucie Martineau. Du propre aveu de celle-ci, ni ses amis ni ses collègues de travail n’ont changé d’attitude envers elle à la suite de la publication de la chronique. Elle affirme même que les propos des gens du public qui lui ont parlé de la chronique étaient gentils. À la lumière de cette preuve, il devient difficile de soutenir que le citoyen ordinaire aurait perdu de l’estime pour elle en raison de la chronique. En outre, la perception de la victime elle-même, son sentiment d’humiliation ou de tristesse, même justifié, ne peuvent servir de fondement à un recours en diffamation. 
[...] 
[55]        En somme, j’estime que le juge d’instance a erré dans son appréciation du préjudice, en omettant de considérer l’ensemble du texte de la chronique pour déterminer le sens et l’impact des mots utilisés et en concluant que les injures avaient causé un préjudice indemnisable à la victime
                                            (mes soulignements)
Si vous pouvez réconcilier ces deux jugements sur la question du préjudice, je vous invite à m'expliquer comment dans la section des commentaires.

Respectueusement, pousser à outrance le concept de la personne raisonnable comme l'a fait selon moi la Cour dans l'affaire Corporatek dénature le fardeau qui pèse sur la partie demanderesse dans le cadre d'un recours en responsabilité civile où il faut faire la preuve d'une faute et d'un préjudice. Ce n'est pas faire la preuve de quelque chose que de simplement plaider - sans élément indépendant autre que le témoignage de la victime - qu'une abstraite personne raisonnable verrait la réputation de la victime déconsidérée.
 
Pour cette raison, j'espère que c'est l'affaire Proulx qui expose bien le droit sur la question.
 
À suivre.
 
Référence : [2015] ABD 122

1 commentaire:

  1. Monsieur,
    Votre billet illustre d'une manière tout à fait convaincante que les blogues juridiques peuvent utilement contribuer à la critique du droit et à influer sur ses transformations. 25 pages ne sont pas nécessaires pour exprimer une opinion argumentée sur un point de droit précis, votre billet le prouve. Votre contribution sera d'autant plus importante que vos lecteurs enrichiront votre critique de leurs commentaires, c'est pourquoi je vous souhaite qu'ils soient nombreux.
    Cordialement,
    E.G

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