mardi 20 janvier 2015

Le caractère très exceptionnel du report d'une hypothèque

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

J'ai déjà attiré votre attention sur le fait que, dans certaines circonstances exceptionnelles, l'on peut obtenir une injonction ou une ordonnance de sauvegarde qui se prononce sur le fond du litige. Une de ces circonstances exceptionnelles est celle où l'on demande le report d'un droit hypothécaire, i.e. le transfert du droit hypothécaire d'un bien à une somme d'argent pour que ce bien soit libre de droits réels. L'affaire Groupe conseil CCI inc. c. Perreault (2015 QCCA 60) traite d'une telle demande de report et la Cour d'appel souligne la grande importance d'analyser toutes les circonstances pertinentes lorsqu'il s'agit de rendre une ordonnance interlocutoire qui règle essentiellement le fond du litige.
 

Dans cette affaire, l’Appelante se pourvoit contre un jugement de première instance qui, par voie d'une ordonnance de sauvegarde, ordonne le report d’une hypothèque immobilière de troisième rang d’un montant de 125 000 $ grevant la propriété des Intimés.

C'est l'Honorable juge Geneviève Marcotte qui prononce le jugement au nom d'un banc unanime. Elle souligne que le report d'une hypothèque est un jugement en quelque sorte final, de sorte que l'on doit se montrer très exigeant avant d'accorder ce remède exceptionnel.

Parce que le juge de première instance n'a pas, selon la Cour, pris en considération tous les éléments pertinents, elle renverse le jugement rendu:
[26]        Le report de l’hypothèque a un caractère irrémédiable qui doit être considéré lorsque la demande est présentée à l’occasion d’une demande de sauvegarde. Une telle demande cherche généralement à maintenir le statu quo, à préserver l’équilibre entre les parties ou à minimiser les effets de violations alléguées dans un contexte urgent et exceptionnel. 
[27]        Dans l’affaire 9126-6403 Québec inc. c. Sofim inc., le juge Jean-Yves Lalonde de la Cour supérieure résume bien le caractère exceptionnel du remède et ses conséquences : 
[20]      Il s'agit d'un recours exceptionnel qui s'évalue au cas par cas. Des circonstances particulières doivent militer à rendre le bien hypothéqué disponible à des fins commerciales ou autres, sans pour autant que le report ne cause préjudice au créancier hypothécaire. Ce dernier doit pouvoir conserver son droit de réaliser sa créance de la même façon, sans risque additionnel, peu importe le bien sur lequel est reportée son hypothèque.  
[21]      L'application de l'article 2678 C.c.Q. exige une autorisation judiciaire de reporter l'hypothèque sur le bien offert ou consigné. La discrétion attribuée par le législateur confère aussi au juge le pouvoir de réduire le montant de l'hypothèque initialement inscrit. En conséquence du report accordé, l'inscription de l'hypothèque d'origine sera radiée et le bien sera libéré de la charge réelle dont il était jusque-là grevé. Bien sûr, l'effet du report empêche le débiteur hypothécaire de retirer le bien consigné dorénavant grevé par le caractère exécutoire du jugement qui l'autorise.  
[Je souligne.] 
[28]        Il signale par ailleurs la difficulté de concilier le report de l’hypothèque avec l’ordonnance de sauvegarde : 
[22]      Toutes ces mesures judiciaires radicales sont difficilement conciliables avec une procédure sommaire, urgente et sans audition des parties, comme l'est la demande d'ordonnance de sauvegarde présentée en début d'instance sur la base des seuls affidavits des parties intéressées. 
[…]  
[36]      L'ordonnance de sauvegarde ne doit pas placer l'une ou l'autre des parties face à des obligations irréalistes et injustes. Si telle est la perspective proposée par celui ou celle qui la demande, elle ne doit pas être accordée.  
[37]      Reste que le report d'hypothèque et l'ordonnance de sauvegarde sont deux mesures judiciaires discrétionnaires exceptionnelles qui ne font pas nécessairement bon ménage sauf si des circonstances particulières hors du commun en commandent l'application immédiate dès le début de l'instance.  
[Référence omise.] 
[29]        Le juge Lalonde insiste par ailleurs sur la prudence dont doit faire preuve le tribunal saisi s’une demande de report, en soulignant son caractère irrémédiable : 
[23]      Le tribunal saisi d'une telle demande doit singulièrement agir avec circonspection et retenue avant de radier l'hypothèque qui constitue le droit réel affecté à l'exécution d'une obligation convenue entre les parties et assortie de cette sûreté sans laquelle le créancier hypothécaire n'aurait sûrement pas accepté de contracter.  
[24]      Les circonstances exceptionnelles seront la plus part du temps teintées par la mauvaise foi du créancier hypothécaire qui abuse de son droit au sens des articles 7 et 1375 du C.c.Q. Pour découvrir un tel abus, une enquête plus poussée et une preuve exhaustive s'avèrent généralement nécessaires.  
[25]      Aussi, faut-il mettre dans la balance la ou les obligations au sujet desquelles le débiteur hypothécaire est ou n'est pas en défaut.  
[26]      Une fois le report judiciairement autorisé, le jugement a pour effet de libérer le bien hypothéqué et de grever le bien de remplacement offert ou consigné, lequel ne pourra plus être retiré. À partir de là, il est donc impossible de revenir en arrière. C'est pourquoi le report requis doit être examiné sous tous ses angles et chacune de ses conséquences avant d'être accordé. Rares seront les cas où les plaideurs auront prévu toutes les répercussions du report au stade d'une ordonnance de sauvegarde demandée en début d'instance.  
[27]      Toutefois, dans certaines situations jugées inéquitables, le tribunal pourra intervenir afin d'y remédier ou éviter qu'elles ne perdurent. Ce sera le cas si l'hypothèque donne au créancier une sûreté d'une valeur disproportionnée par rapport à l'obligation qui demeure celle du débiteur hypothécaire.  
[Je souligne.] 
[30]        Je constate en l’espèce que, dans son analyse des critères du préjudice sérieux et irréparable et de la balance des inconvénients, la juge omet de considérer que le montant réclamé dans l’action principale est largement supérieur à la valeur des dommages réclamés par les intimés et rend quelque peu improbable l’impossibilité de compensation invoquée par les intimés. 
[...] 
[36]        À mon avis et ceci dit avec égards, la juge a commis une erreur manifeste et déterminante dans le contexte du remède exceptionnel qui lui était demandé au stade de l’ordonnance de sauvegarde. La situation commandait que la juge examine le report « sous tous ses angles » plutôt que de limiter son analyse à l’examen du risque relatif à l’opération de la compensation judiciaire, comme elle l’a fait.
Référence : [2015] ABD 28

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