vendredi 16 janvier 2015

C'est la date d'introduction du recours en oppression qui détermine si la Loi sur les sociétés par actions du Québec s'applique ou non

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà traité de la question de savoir si la nouvelle Loi sur les sociétés par actions québécoise s'applique lorsque la trame factuelle prédate l'entrée en vigueur de cette loi. Or, la Cour d'appel, dans Charland c. Lessard (2015 QCCA 14), vient clarifier la question de l'application temporelle de la loi, indiquant qu'elle ne s'applique pas aux recours introduits avant son entrée en vigueur, mais s'applique à ceux introduits subséquemment même si les faits sous-jacents pré-datent cette entrée en vigueur.
 

Dans cette affaire, l’Appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure qui a rejeté sa requête en oppression et son action dérivée, ordonné à la société d’émettre 1200 actions ordinaires à l’Appelante en échange de la somme consignée de 19 200 $, ordonné la levée des ordonnances de sauvegarde prononcées en 2005, accueilli la demande reconventionnelle des Intimés et condamné l’Appelante à verser des dommages de 63 084,72 $ en remboursement partiel des honoraires extrajudiciaires assumés par les Intimés et de 2 000 $ à titre de dommages moraux à quatre d’entre eux.
 
Une des questions qui se posaient en première instance était celle de savoir si les dispositions de la nouvelle Loi sur les sociétés par actions du Québec - et particulièrement son recours en oppression prévu aux articles 450 et suivants - trouvaient application au recours de l'Appelante intenté avant l'entrée en vigueur de la loi.
 
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Jean-François Émond indique que la juge de première instance a eu raison de conclure à l'inapplicabilité de cette loi étant donné la non-rétroactivité des lois. Il ajoute cependant qu'il ne faut pas confondre rétroactivité et application immédiate des lois, de sorte que les recours fondés sur des faits antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi, mais intentés après, sont régis par la nouvelle loi:
[60]        La juge rejette cette prétention. Se fondant sur deux précédents de la Cour supérieure, elle retient que la L.s.a. n’a pas d’effet rétroactif et que, par conséquent, le recours en redressement pour abus prévu aux articles 450 et suivants ne s’applique pas à un recours entrepris avant son entrée en vigueur. 
[61]        Elle s’en remet aux principes élaborés par les tribunaux en ce qui a trait aux recours en oppression fondés sur les articles 33 et 46 C.p.c. 
[62]        À mon avis, cette conclusion est bien fondée. 
[63]        Il est bien établi qu’une loi ne produit pas d’effet rétroactif à moins que le législateur ne le décrète de façon expresse et non équivoque. La loi rétroactive demeure en effet exceptionnelle. Dans l’arrêt Gustavson Drilling, la Cour suprême décrit le principe de la non-rétroactivité de la loi en ces termes : 
Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la loi ne le décrète expressément ou n’exige implicitement une telle interprétation. 
[64]        Par ailleurs, il faut se garder de confondre les notions de « rétroactivité » et d’« application immédiate ». Une loi qui se veut d’application immédiate n’est pas, de ce seul fait, une loi rétroactive. Voici comment l’auteur Pierre-André Côté distingue ces deux notions : 
En principe, les lois nouvelles touchant le fond ne s'appliquent pas aux instances en cours, y compris celles qui sont en appel. Le processus judiciaire étant généralement déclaratif de droit, le juge déclare les droits des parties tels qu'ils existaient le jour où la cause d'action a pris naissance : le jour du délit, le jour de la formation du contrat, le jour de la perpétration de l'acte criminel, et ainsi de suite. Par contre, une loi de fond nouvelle est applicable à une instance en cours lorsqu’elle modifie de façon rétroactive le droit qui existait le jour du délit, du contrat, de l’acte criminel, et ainsi de suite. Une instance en cours pourra donc être régie par une loi nouvelle rétroactive, ceci valant même pour la loi rétroactive adoptée pendant que l’instance est pendante en appel.  
[Références omises] 
[65]        Dans le cas particulier de la L.s.a., l’auteur Paul Martel exprime l’opinion que les recours en redressement pour abus prévus aux articles 450 et suivants ont un certain effet rétroactif en ce qu’ils peuvent être intentés sur la base de faits antérieurs au 14 février 2011, date de son entrée en vigueur :  
La loi précise […] en effet que la conduite abusive ou injuste visée par le recours inclut la façon dont la société ou une personne morale de son groupe «a exercé» ses activités ou «a conduit» ses affaires internes, ou la façon dont les administrateurs de la société ou la personne morale de son groupe «ont exercé» leurs pouvoirs.  
Ce qui importe, c’est qu’en raison d’une telle conduite passée, la société ou la personne morale de son groupe agit, ou s’apprête à agir abusivement ou injustement, au moment où le recours est intenté.  
En ce sens, on peut dire que le recours sous l’article 450 a un effet rétroactif, ou, plus précisément, une application immédiate par rapport à des agissements passés, même avant 2011, du moment que leur effet abusif ou injuste est encore présent. 
[66]        Il précise toutefois qu’il n’est pas possible de modifier un recours intenté avant le 14 février 2011 en vertu de l’article 33 C.p.c. pour en faire un recours en redressement pour abus visé par l’article 450 L.s.a. Il reconnaît ainsi la position adoptée par notre Cour dans l’arrêt Gagnon c. Parizeau : 
En ce qui a trait au recours en oppression de l'appelant, c'est avec raison que le juge a écarté toute référence à la Loi sur les sociétés par actions car les modifications pertinentes sont entrées en vigueur après que celui-ci eut été intenté. 
[67]        Vu ce qui précède, j’estime que la juge était bien fondée de conclure que le recours entrepris par Monique Chaland le 14 février 2011 doit être analysé à la lumière de la jurisprudence élaborée par les tribunaux québécois dans le cadre de recours en oppression fondés sur les  articles 33 et 46 C.p.c.
Référence : [2015] ABD 23

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