jeudi 15 janvier 2015

Il peut y avoir abus d’ester en justice sans que l’auteur de l’abus fasse preuve de mauvaise foi

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Peu après l'entrée en vigueur des articles 54.1 C.p.c. et suivants, j'émettais l'opinion que le législateur avait mis de côté les enseignements de la Cour d'appel dans l'affaire Viel élargissant le champs de ce qui pouvait constituer de l'abus de procédure. Sans dire que j'étais complètement "dans le champs gauche", disons que les tribunaux québécois n'ont pas vu les choses de la même façon que moi. Or, dernièrement, l'on constate une tendance des tribunaux à l'élargissement de ce qui peut constituer de l'abus de procédure. Par exemple, dans Charland c. Lessard (2015 QCCA 14), la Cour d'appel indique qu'il peut y avoir abus du droit d'ester en justice sans mauvaise foi et qu'un défaut de respecter les principes pertinents de proportionnalité peut être un tel abus.
 


Dans cette affaire, l’Appelante se pourvoit contre un jugement de la Cour supérieure qui a rejeté sa requête en oppression et son action dérivée, ordonné à la société d’émettre 1200 actions ordinaires à l’Appelante en échange de la somme consignée de 19 200 $, ordonné la levée des ordonnances de sauvegarde prononcées en 2005, accueilli la demande reconventionnelle des Intimés et condamné l’Appelante à verser des dommages de 63 084,72 $ en remboursement partiel des honoraires extrajudiciaires assumés par les Intimés et de 2 000 $ à titre de dommages moraux à quatre d’entre eux.
 
La juge de première instance a ordonné ce remboursement partiel des honoraires extrajudiciaires parce qu'elle en est venue à la conclusion que l'Appelante avait commis un abus de procédure en ne respectant pas le principe de la proportionnalité des procédures.
 
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Jean-François Émond confirme que les manquements à la proportionnalité peuvent effectivement équivaloir à abus de procédure. À cet égard, il confirme que le cadre des articles 54.1 C.p.c. est plus généreux que ne l'était l'affaire Viel et qu'il est possible de conclure à l'abus de procédure même en l'absence de mauvaise foi:
[189]     En distinguant la notion de « mauvaise foi » de celles de l’utilisation de la procédure de manière « excessive » ou « déraisonnable » ou « de manière à nuire à autrui », l’article 54.1 déroge à la définition de l’abus de droit de l’article 7 C.c.Q. et, de ce fait, aux principes énoncés dans l’arrêt Viel. Désormais, il peut y avoir abus d’ester sans que l’auteur de l’abus fasse preuve de mauvaise foi. 
[190]     À ce sujet, les auteurs Baudouin, Deslauriers et Moore écrivent : 
L'article 54.1 al. 2 C.p.c., transcrivant ainsi la théorie générale de l'abus de droit, ajoute aussi que l'abus de procédure peut résulter de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui. Bien que reposant sur un principe similaire, on constate que les termes utilisés par l'article 54.1 C.p.c. dérogent à la définition de l'abus de droit de l'article 7 C.c.Q. C'est ainsi que le Code de procédure utilise la conjonction « ou » plutôt que « et » entre les qualificatifs excessive et déraisonnable de même qu'il fait référence tant à l'intention de nuire qu'à la mauvaise foi, deux expressions qui, pourtant, se recoupent. Ont été sanctionnés sur cette base une action prise dans le seul but de causer préjudice à l'autre partie, une poursuite prise sur la base d'extrapolations, d'impressions ou de suspicions non fondés sur une base objective, un acte de procédure dont les allégations sont obscures ou incompréhensibles ou encore une multiplication de procédures non fondées accompagnée d'un comportement inadmissible.  
[Références omises] [Je souligne] 
[191]     Dans l’arrêt El-Hachem c. Décary, la Cour applique ces principes. Elle distingue les concepts de témérité et mauvaise foi. Elle reconnaît  qu’une partie peut faire preuve de témérité ou d’un comportement blâmable excessif ou injuste dans l’exercice d’un recours, sans pour autant faire preuve de mauvaise foi. Le comportement blâmable n’exige pas, en soi,  la démonstration de la mauvaise foi ou de l’intention de nuire : 
[9]      Un « comportement blâmable » dans l’exercice d’un recours, c’est aussi, même sans mauvaise foi ou intention de nuire, faire preuve de témérité, par exemple en formulant des allégations qui ne résistent pas à une analyse attentive et qui dénotent une propension à une surenchère hors de toute proportion avec le litige réel entre les parties. En l’occurrence, il est certain qu’un facteur aggravant tient au fait que de telles allégations ont été présentées en demande reconventionnelle dans le cadre d’un recours qui, envisagé de manière réaliste et pratique, avait la simplicité d’une modeste action sur compte.  
[Référence omise] [Je souligne] 
[192]     Ces principes s’appliquent également dans les cas où il y a une utilisation déraisonnable ou excessive de la procédure. 
[193]     Celui qui utilise ou multiplie les procédures de façon déraisonnable pour faire valoir ses droits, même s’il le fait de bonne foi et sans intention malveillante, peut malgré tout être tenu responsable du préjudice qu’il cause à la partie adverse. En de tels cas, la conduite blâmable, insouciante ou négligente peut être sanctionnée, ces termes ne visant qu’à déterminer l’intensité de la faute génératrice de responsabilité. 
[194]     Le respect du principe de proportionnalité obéit aux mêmes règles.  
[195]     Bien qu’il faille éviter de faire un amalgame entre le principe de proportionnalité et l’abus d’ester en justice — un manquement au principe de proportionnalité n’implique pas dans tous les cas une utilisation déraisonnable de la procédure — il demeure que ces principes constituent des notions intimement liées qui visent l’atteinte d’un objectif commun. Dans l’arrêt Préfontaine c. Lefebvre, le juge Forget écrit : 
Je reconnais également qu'un juge peut conclure qu'un acte de procédure est d'une nature disproportionnée au point de devenir un abus; en contre-partie, on sait que les plaideurs de mauvaise foi ont tendance à agir de façon disproportionnée. Toutefois, il faut se prémunir contre un amalgame total de ces deux mesures procédurales qui visent, en principe, à remédier à des situations différentes et comportent généralement des sanctions distinctes. Ainsi, un juge n'hésitera pas, la plupart du temps, à rejeter une procédure abusive mais, par contre, il se limitera à encadrer celle qui est disproportionnée.  
[Je souligne] 
[196]     À mon avis, la partie qui ne respecte pas le principe de proportionnalité et qui, de ce fait, compromet la justice et l’équité, s’aventure en chemin périlleux. Lorsque ce non-respect échappe au pouvoir de surveillance et d’encadrement du tribunal et qu’il se perpétue au cours de l’instance, un juge pourrait certes conclure, a posteriori, au caractère déraisonnable de la procédure et sanctionner l’abus qui en résulte.  
[197]     En pareille situation, il y aura abus si une personne prudente et diligente, au regard du déroulement de l’instance et du procès, conclurait à une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure et donc, à la faute ou à la négligence de son auteur, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande, l’importance des principes qu’elle soulève ou de l’intérêt en jeu.
Référence : [2015] ABD 22

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