jeudi 25 décembre 2014

À moins de clause contractuelle expresse au sens contraire, le prestataire de services n'est pas astreint à une obligation de non-concurrence

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà souligné que le prestataire de service est astreint au devoir de loyauté tout comme l'est un employé. Tout comme l'employé cependant, ce devoir de loyauté ne s'étend pas à imposer au prestataire de service une obligation de non-concurrence. C'est ce que souligne l'Honorable juge Benoit Moulin dans Interbois inc. c. Atelier de réadaptation au travail de Beauce inc. (2014 QCCS 6173).
 

Dans cette affaire, la Demanderesse recherche l'émission d'une injonction permanente contre la Défenderesse, ses dirigeants, officiers, employés, agents, représentants, mandataires leur empêchant de lui faire concurrence.
 
La Demanderesse plaide que la Défenderesse lui fait concurrence de façon déloyale en utilisant le savoir-faire et les informations relatifs à la fabrication de moulures, à ses coûts de production, à ses fournisseurs, clients et employés, qu’elle lui aurait transmis au cours de leurs relations d’affaires.
 
Elle invoque l’obligation pour la Défenderesse, à titre de prestataire de services, que lui impose l’article 2100 C.c.Q. d’agir de bonne foi avec prudence et diligence, au mieux de ses intérêts.
 
Le juge Moulin, faisant la comparaison avec le devoir de loyauté qui s'impose aux employés et ex-employés, souligne que le prestataire de services n'a pas d'obligation de non-concurrence en l'absence de clause spécifique à cet égard:
[44]        À son sujet, la Cour d’appel, sous la plume de la juge Marie-France Bich, j.c.a., écrit dans Concentrés scientifiques Bélisle inc. c. Lyrco Nutrition inc. écrit : 
[39]      En cours de contrat de travail, le premier alinéa de cette disposition impose au salarié une obligation assez lourde, particulièrement dans le cas d'un salarié-clef ou dans le cas d'un salarié jouissant d'une grande latitude professionnelle, la loyauté étant à la mesure de la confiance de l'employeur. On pourrait résumer comme suit les grandes lignes de ce devoir de loyauté  : puisqu'il ne travaille pas à son compte, mais pour celui de l'employeur, qui seul dispose des fruits du travail, le salarié ne doit pas nuire à l'entreprise à laquelle il participe ou l'entraver; il doit faire primer (dans le cadre du travail) les intérêts de l'employeur sur les siens propres; il ne doit pas se placer en situation de conflit d'intérêts (ce qui pourrait l'amener à privilégier l'intérêt de tiers ou le sien propre plutôt que celui de l'employeur); il doit se conduire à tout moment avec la plus grande honnêteté envers l'employeur, ne peut s'approprier les biens matériels ou intellectuels de celui-ci ou les utiliser indûment à son avantage. Il ne peut évidemment pas détourner à son profit ou à celui de tiers la clientèle de l'employeur ni usurper les occasions d'affaires qui se présentent à ce dernier, etc. Dans certains contextes, même en l'absence d'une clause à cet effet, l'obligation de loyauté peut obliger le salarié à une exclusivité de services, quoique ce ne soit généralement pas le cas.  
(…)  
[42]      Par ailleurs, le second alinéa de l'article 2088 C.c.. fait perdurer le devoir de loyauté au-delà de la rupture du contrat de travail. Le cadre et le contenu obligationnel de ce devoir de loyauté postcontractuel font l'objet d'une jurisprudence abondante, dont on peut résumer comme suit les enseignements :  
-            Le second alinéa de l'article 2088 C.c.Q. et le devoir de loyauté qu'il énonce doivent être interprétés de façon restrictive, la survie d'une obligation contractuelle au-delà de la terminaison du contrat qui y a donné naissance étant exorbitante du droit commun. Cette interprétation restrictive se justifie également par le fait que, dans l'organisation de notre société, la concurrence, en affaires, est la règle.   
-            Le devoir de loyauté postcontractuel est un devoir atténué, qui n'a ni l'ampleur ni la rigueur de l'obligation telle qu'elle existe pendant la durée du contrat. Ce devoir de loyauté postcontractuel ne saurait par ailleurs imposer au salarié des restrictions équivalentes à celles d'une clause de non-concurrence.   
-            En l'absence d'une clause de non-concurrence, l'ex-salarié peut en principe concurrencer son ex-employeur (soit en trouvant un nouvel emploi chez un concurrent, soit en fondant sa propre entreprise concurrente, soit en investissant dans une entreprise concurrente, etc.). Il peut même se livrer à une concurrence vigoureuse, à condition toutefois que cette concurrence demeure loyale et respecte le principe de bonne foi.   
-            Le contenu obligationnel précis du devoir de loyauté postcontractuel variera selon les circonstances (par exemple : nature du contrat et de l'entreprise, nature, conditions et niveau hiérarchique du poste occupé par l'ex-salarié, motifs de la terminaison du contrat de travail, état de la concurrence dans le secteur d'activités de l'employeur, etc.).   
-            En elle-même, la sollicitation de clientèle n'est pas interdite, en principe, puisqu'il s'agit d'un acte de concurrence ordinaire, la recherche de la clientèle étant l'élément définitionnel de la concurrence. 
-            La jurisprudence tend à interdire des comportements tels : utiliser, aux fins de sollicitation de clientèle, des documents ou renseignements confidentiels de l'ex-employeur ou utiliser de tactiques de dénigrement ou se livrer à des tromperies ou à de fausses représentations; profiter indûment de certaines relations privilégiées avec la clientèle; solliciter de façon insistante et systématique ses ex-collègues de travail et tenter de les convaincre de quitter l'employeur; conserver des biens ou des documents de l'ex-employeur , etc.   
-                        Enfin, le devoir de loyauté postcontractuel ne dure qu'un temps, celui d'un « délai raisonnable », comme le dit l'article 2088 C.c.Q. Là encore, la  jurisprudence  est  assez  réservée :  la durée de l'obligation de loyauté postcontractuelle dépend des circonstances de chaque espèce , mais elle dépasse rarement quelques mois. Il peut y avoir des cas exceptionnels, mais ils sont, justement, exceptionnels et doivent le rester si l'on ne veut pas indûment limiter le principe de concurrence qui régit notre société et avantager les employeurs au détriment des salariés. Après l'expiration de ce délai raisonnable, l'ex-salarié n'est plus assujetti qu'aux règles ordinaires applicables à la concurrence (en vertu de l'article 1457 C.c.Q.).    
[43]      On notera qu'il semble parfois y avoir une certaine duplication entre l'interdiction des comportements déloyaux résultant de l'article 1457 C.c.Q. et l'interdiction découlant du second alinéa de l'article 2088 C.c.Q., alors que ces deux dispositions devraient avoir leur champ d'application propre, le second ajoutant au premier.   
[44]      Cela dit, la violation grave ou répétée du devoir de loyauté en cours d'emploi constitue un motif sérieux de congédiement au sens de l'article 2094 C.c.Q., que ce manquement ait ou non causé un préjudice à l'employeur. S'il y a préjudice, l'employeur pourra en outre exiger réparation. De même, l'ex-salarié qui viole son devoir de loyauté postcontractuel s'expose à être poursuivi par l'ex-employeur : demande d'injonction, s'il s'agit d'empêcher la violation ou de la prévenir, demande de dommages-intérêts, si la violation a engendré un préjudice, combinaison de ces remèdes, le cas échéant.  
[références omises]  
[Je souligne] 
[45]        Dans Novoderm (9180-8089 Québec inc.) c. Centeno Garzon, le juge, sur une requête en injonction interlocutoire, accepte le parallèle soumis par la demanderesse entre l’obligation de loyauté d’un ex-employé et celle d’un ex-prestataire de services. Il écrit : 
[35]      Garzon avait une obligation contractuelle de ne pas solliciter pendant la durée du contrat, soit avant le 30 avril.  Une fois terminé, la clause 7 dispose que cette obligation de non-sollicitation survit – mais aucun délai ou terme n'est stipulé.  Le procureur de la demanderesse concède que vu la durée indéterminée, cette clause est nulle ou n'est pas exécutoire.  
[36]      Mais le procureur de la demanderesse prétend qu'une partie à un contrat de service a un devoir de loyauté similaire à celui d'un employé.  Ce devoir trouve son fondement aux articles 6, 7 et 1376 du Code civil du Québec (C.C.Q.) et a été reconnu par la Cour d'appel .  
[37]      En vertu de ce devoir de loyauté, Garzon ne peut pas faire concurrence pendant ou pour une période raisonnable après la résiliation de son contrat.  
[38]      L'existence et l'étendue de ce devoir de loyauté (tout comme celui de l'employé) tiennent compte de la nature des fonctions exercées par les parties défenderesses, le niveau des responsabilités assumées et de l'accès à des informations importantes.   
[39]      Dans le cas de Garzon, elle est la personne qui livrait le service spécialisé de traitements au laser de Novoderm aux cliniques–clientes et aux consommateurs.  De plus, elle avait le devoir contractuel de faire le marketing et la promotion des services offerts.  Dans cette petite compagnie, elle occupait une position clé.  De plus, elle avait une obligation explicite pendant le contrat de ne pas solliciter les clientes de Novoderm.  
[40]      Le Tribunal conclut que Garzon a l'obligation de ne pas solliciter les clientes de Novoderm pendant le contrat et après sa terminaison, malgré la nullité de la clause de survivance des obligations de non-sollicitation.  Autrement dit, cette obligation trouve sa source dans la loi et dans le devoir de loyauté de Garzon.  Évidemment, l'obligation de ne pas solliciter après la résiliation du contrat existe pour une période raisonnable seulement.  
[41]      Quant à la période raisonnable, la jurisprudence révèle des périodes entre 8 et 13 mois dans des situations semblables. 
[...] 
[50]        Ajoutons que rien dans la loi ou les règlements applicables à son statut d’entreprise adaptée ne limite le droit de ARTB de pratiquer la règle en affaires, la libre concurrence.  
[51]        Interbois allègue qu’elle ne s’attendait pas à souffrir la concurrence de ARTB. Or cette dernière n’a souscrit aucun engagement de non-concurrence ou de non‑sollicitation envers Interbois. Monsieur André Spénard, directeur général de ARTB de 1976 à 2010 a, tout au plus, fait valoir à chacun des clients de l’entreprise qu’il n’avait pas l’intention de les compétitionner en précisant toutefois « Si jamais vous ne me fournissez plus en bois, je verrai des solutions alternatives. Tant qu’il y a de l’ouvrage, ce n’est pas dans mon intention de partir », voulant par là exprimer partir en affaires en concurrençant un ou des clients.
Référence : [2014] ABD 514

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