Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Le principe en matière d'homologation ou d'annulation d'une sentence arbitrale est clair: la Cour ne doit pas examiner le fond du différend. D'ailleurs, l'article 946.2 C.p.c. prévoit expressément cette règle. C'est pourquoi la décision rendue par la Cour d'appel dans Coderre c. Coderre (2008 QCCA 888) est exceptionnelle, puisqu'elle prévoit que, dans certaines circonstances très rares, la Cour pourra mettre de côté une sentence arbitrale parce que les motifs de l'arbitre sont erronés.
Dans cette affaire, la Cour est saisie d'un pourvoi à l'encontre d'un jugement qui a accueilli la requête des Intimés en annulation de deux sentences arbitrales rendues par un arbitre et rejeté la requête des Appelants en homologation desdites sentences.
La question centrale est celle de savoir si l'arbitre auquel on a confié des pouvoirs d'amiable compositeur pouvait simplement mettre de côté certaines dispositions contractuelles afin d'en venir à une solution au différend.
Au nom d'un banc unanime, l'Honorable juge Marie-France Bich indique que même l'amiable compositeur ne peut simplement mettre de côté des dispositions contractuelles:
[99] À mon avis, la souplesse et la latitude inhérentes au rôle de l'amiable compositeur ne saurait, en l'absence d'une habilitation des parties, l'amener à réécrire le contrat dans sa substance. Ce qu'écrit à ce sujet l'auteur Johanne Pelletier, dans le contexte de l'arbitrage commercial international, peut être transposé à l'arbitrage interne :
Le principe pacta sunt servanda, selon lequel les contrats doivent être exécutés conformément à leurs termes, part de la présomption que les commerçants internationaux négocient leurs conventions en toute connaissance de cause. Ils doivent donc veiller, de façon diligente, utile et raisonnable, à la sauvegarde de leurs intérêts, notamment en prévoyant explicitement dans leurs contrats le réajustement de ces derniers advenant un changement dans les circonstances extérieures. En effet, on ne peut conclure à l'existence d'un principe général de révision des contrats, puisque les droits nationaux divergent quant à l'existence et à la portée d'une obligation de renégociation en cas d'imprévision (rebus sic stantibus), en l'absence d'une clause expresse à cet effet, même quand le bouleversement invoqué par une parte entraîne des pertes insupportables ou conduit à un déséquilibre grave des relations entre les parties. […] Selon certains, ce dernier principe devrait même être considéré comme étant d'ordre public international. En déviant de la loi contractuelle, l'amiable compositeur violerait une règle fondamentale du commerce international. Mais lorsque les parties prévoient une clause de révision, les arbitres lui accorderaient les plus larges effets, « l'usage venant […] renforcer et compléter une volonté exprimée de façon positive », sous réserve des difficultés d'interprétation de ces clauses.
En adhérant trop rigoureusement au principe pacta sunt servanda, l'amiable compositeur ne s'expose-t-il pas à devenir caution d'un déséquilibre contractuel contraire à un comportement de bonne foi et d'équité, ainsi qu'au pouvoir accru de souplesse que lui ont accordé les parties? L'amiable composition est une invitation à élargir les sources du droit, pour solutionner un litige le plus adéquatement possible, permettant d'aller rechercher, au besoin, des règles juridiques en cours de formation ou incluses dans la lex mercatoria, telle celle du maintien de l'équilibre initial du contrat. C'est pourquoi l'amiable compositeur devrait se permettre de mitiger l'effet de certains événements, lorsque ceux-ci risquent de perturber la proportionnalité des prestations prévues à l'origine. En effet, règle générale, les parties acceptent de s'engager moyennant absence de changement majeur de circonstances pendant l'exécution du contrat. On pourrait par ailleurs soutenir qu'en accordant un mandat d'amiable composition, les parties ont non seulement renoncé à la sanction stricte du droit, mais également à celle des droits nés du contrat, si l'équité l'impose. Selon Derains, chacune des clauses contractuelles ne peut s'imposer à l'amiable compositeur avec plus de force que le droit qui confère au contrat son existence même. Dans les faits, les quelques sentences qui s'écartent du principe pacta sunt servanda sont empreintes de beaucoup de prudence, faisant référence le plus souvent à un pouvoir « modérateur » propre à l'amiable composition, permettant « de ne pas appliquer les dispositions contractuelles dans toute leur rigueur dès lors que pareille application heurterait l'équité […] », sans toutefois « procéder à une révision du contrat c'est-à-dire se substituer aux parties pour renégocier le contrat ». L'amiable compositeur ne se sent pas investi d'un pouvoir d'exception lui permettant d'écarter une disposition contractuelle devenue inopportune et de lui en substituer une autre plus adaptée aux circonstances. Il s'oblige à respecter les termes du contrat, tels qu'exprimés initialement par les parties. « L'amiable composition ne permet pas d'écarter et a fortiori d'anéantir la règle contractuelle; elle se limite à donner une liberté d'appréciation à l'arbitre ». L'amiable compositeur pourrait-il aller au-delà d'une simple « modération » sans risque de dépasser les termes de sa mission? Il « transformerait » en quelque sorte le contrat, pour en corriger les effets devenus pervers et l'adapter à l'évolution des circonstances, sans pour autant modifier l'économie de la convention. Mais où se situe la frontière entre l'affranchissement du contrat, dans l'unique but de solutionner équitablement un litige, et la réfection de ce contrat? La faculté d'amiable composition ne peut, ni ne doit, remettre en cause le fait que la fonction première d'un arbitre est de trancher un différend et non de se substituer aux parties dans la renégociation des clauses litigieuses.
Quoique l'on ne puisse prétendre qu'il y ait accord sur le sujet, dans les faits, la tendance dominante de la jurisprudence arbitrale va vers une conception plutôt étroite et conservatrice des pouvoirs de l'amiable compositeur dans l'application du contrat. Il va de soi qu'un arbitre, même amiable compositeur, ne peut faire, écrire ou réécrire, ni même parfaire un contrat, au risque d'excéder les limites de sa fonction juridictionnelle. Toutefois, nous nous serions attendu, en raison des pouvoirs exceptionnels qui lui dont dévolus par les parties, à ce qu'il soit moins réticent à adapter sa sentence en fonction de circonstances nouvelles ou changeantes survenant en cours d'exécution du contrat. N'a-t-on pas affirmé que l'amiable composition était « l'instrument idéal de la théorie de l'imprévision »? En effet, toute la problématique du changement de circonstances revêt un caractère empreint d'équité. De simples remèdes, comme l'attribution de dommages, la rescision du contrat ou l'obligation à une performance spécifique, ne sont pas toujours adéquats et peuvent détruire à tout jamais une relation d'affaires. Il conviendrait davantage de résoudre véritablement le litige, en rétablissant l'équilibre initial voulu par les parties, ce qui n'exclurait pas, selon certains auteurs, l'hypothèse d'une révision pour imprévision, dans le seul but de rendre au contrat son efficacité perdue. Si les prestations prévues ne servent plus le but commun de l'opération commerciale envisagée, l'amiable compositeur devrait tenter de solutionner le problème à l'avantage de la continuation du contrat. Toutefois, toute adaptation allant à l'encontre de la force obligatoire du contrat risque de créer une insécurité dans les relations contractuelles. D'autre part, l'application « mécanique » des stipulations contractuelles ne conduit pas nécessairement à une solution juste. L'amiable compositeur devra donc réussir à concilier la lettre du contrat, afin de respecter l'autonomie de la volonté des parties, et l'exécution de bonne foi du contrat, dans un souci d'équité contractuelle.
[Je souligne.]
[100] Le professeur Alain Prujiner, plus brièvement, explique pour sa part que :
En fait, de nombreux auteurs admettent que les amiables compositeurs peuvent « écarter l'application des droits nés du contrat ou encore en diminuer la rigueur, voire en étendre les effets ». La pratique arbitrale est plutôt en ce sens, avec l'approbation de la jurisprudence. En France, par exemple, la Cour d'appel de Paris a admis que les amiables compositeurs « avaient le pouvoir de modérer les droits créés par le contrat, d'écarter les conséquences de l'application stricte des clauses contractuelles […] ». La Cour supérieure est donc en bonne compagnie à cet égard. Les limites à ce pouvoir de s'affranchir des dispositions du contrat sont cependant de ne pas affecter l'équilibre de la relation contractuelle en établissant « des obligations nouvelles ne répondant pas à l'intention commune des parties ».
Bien que la frontière ne soit pas facile à fixer entre cette interprétation souple du contrat et une véritable révision aux fins d'adaptation à de nouvelles circonstances, il faut préciser que l'octroi du pouvoir d'amiable composition n'entraîne pas ipso facto celui d'adaptation. Et que les parties doivent l'expliciter si elles entendent donner aussi cette fonction à l'arbitre. D'ailleurs cette adaptation peut aussi être confiée à un arbitre en droit, même si le statut d'amiable compositeur semble plus approprié en ce cas.
[Je souligne.]
[...]
[104] En l'espèce, la solution retenue par l'arbitre, qui a retranché deux des dispositions de la transaction, va au delà de la « modération contractuelle » apparemment inhérente à l'amiable composition et dépasse l'action supplétive qui pourrait lui être reconnue : il a plutôt écarté des dispositions contractuelles jugées inopportunes, défaisant ainsi « l'équilibre initial du contrat », perturbant « la proportionnalité des prestations prévues à l'origine » et, enfin, modifiant l'économie du contrat dans un contexte où, pourtant, les parties ont longuement mûri chacun des termes de leur entente. L'arbitre, tout en affirmant qu'« [il] ne s'agit pas ici de modifier la transaction mais de suppléer au défaut des parties d'anticiper l'effet des acquisitions », a en réalité fait plus que d'atténuer la rigueur des droits contractuels, choisissant plutôt, en l'absence d'une habilitation claire, de réformer le contrat en substance.
[105] L'amiable composition ne doit pas, il me semble, devenir l'occasion de permettre à une partie d'échapper aux conséquences d'un choix contractuel malavisé ou dont elle n'aurait pas considéré tous les effets futurs. Le professeur Antaki, partisan d'une vision large de l'amiable composition, écrit pourtant que :
191. Il arrive fréquemment que l'arbitrage d'amiable composition soit réclamé avec énergie par un entrepreneur malchanceux qui avait mal calculé ses coûts ou son risque commercial et qui souhaite que l'arbitre modifie les effets du contrat initial bien rédigé. C'est méconnaître la nature de l'institution. L'arbitre n'a pas pour fonction de transférer les risques du contrat ou de venir en aide aux personnes ayant mal préparé leur soumission.
[106] L'arbitre-amiable compositeur demeure en effet un arbitre, exerçant une fonction juridictionnelle et, comme le rappelle le professeur Antaki, « [i]l n'est pas un médiateur, un conciliateur ou un mandataire commun […] ».
Comme le soulignait une décision récente dont nous avons traitée cette semaine, la portée de cette exception est très limitée, mais il reste qu'on arbitre ne peut simplement mettre de côté les dispositions contractuelles desquelles il tire la source de ses pouvoirs. Lorsqu'il le fera, la Cour sera justifiée d'intervenir.
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