lundi 7 juillet 2014

La Cour d'appel ramène la question du comportement blâmable pour les procédures manifestement mal fondées (et j'énonce mon désaccord comme à l'habitude)

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Comme vous le savez si vous lisez régulièrement le blogue, je suis un grand "fan" des propos de l'Honorable juge Clément Samson dans l'affaire Charles-Auguste Fortier inc. c. 9139-0724 Québec inc. (2013 QCCS 5829). Son prononcé que l'on "ne peut fonder un recours sur ce que l'on pourrait peut-être découvrir. Permettre ce type de recours fondé sur une découverte éventuelle de preuve ne constitue pas un solide fondement de litige" me semble en effet très juste et conséquent avec les enseignements de la Cour d'appel. Malheureusement pour moi, je ne pourrai plus citer cette décision puisque la Cour d'appel vient d'infirmer le jugement dans Charles-Auguste Fortier inc. c. 9095-8588 Québec inc. (2014 QCCA 1107). Merci à l'incomparable Yves Martineau d'avoir attiré mon attention sur cette décision.
 

Dans cette affaire, l'Appelante intente des procédures en dommages contre l'Intimée en raison de la mauvaise exécution alléguée d'un contrat de forage et de dynamitage. Dans les mêmes procédures, l'Appelante cherche également à faire déclarer à faire déclarer inopposable une hypothèque mobilière conventionnelle sans dépossession que l'Intimée a consentie à la Mise en cause au motif qu'elle serait frauduleuse.

Alléguant que les procédures de l'Appelante ne contiennent aucune allégation de fait solide qui pourrait justifier une telle inopposabilité, la Mise en cause demande le rejet préliminaire du recours contre elle.

En première instance, le juge Samson donne raison à la Mise en cause et rejette par le fait même l'argument de l'Appelante à l'effet qu'elle obtiendra la preuve pertinente, s'il y a lieu, lors des interrogatoires préalables à venir.
 
Dans une décision unanime, les Honorables juges Dutil, Léger et Lévesque en viennent à la décision que le jugement de première instance doit être renversé. La ratio de leur décision semble se trouver aux paragraphes 6 et 7 de leur jugement qui se lisent comme suit:
[6]           En l’espèce, rien dans le dossier 200-17-015143-118 ne laisse à penser que les conclusions en inopposabilité sont manifestement mal fondées, abusives ou déraisonnables. Il n’y a pas non plus d’indices permettant de déceler une tentative d’utiliser abusivement les ressources judiciaires. 
[7]           Il en va de même pour le dossier 200-17-015053-119, alors qu'à ce stade de l'instance, les allégations paraissent donner ouverture aux conclusions recherchées.
Ces paragraphes ne me posent pas nécessairement problème. D'ailleurs, dans le billet que j'avais écrit sur la décision de première instance, je notais que ne connaissant pas la trame factuelle de l'affaire, il ne m'étais pas possible de me prononcer sur la conclusion ultime de rejet. Par ailleurs, l'exposé de droit m'apparaissait (et m'apparaît toujours) être tout à fait juste.

C'est pour cette raison que le paragraphe 5 du jugement me surprend:
[5]           Il est acquis qu’une demande en justice sans assise juridique solide peut être intentée sans qu’elle soit par ailleurs abusive. Elle pourrait toutefois l’être si elle est manifestement mal fondée et que l’on peut y déceler un comportement blâmable chez une partie. C’est dire que même dans l’hypothèse où la procédure de l’appelante reposerait sur une assise juridique fragile, cela ne déclenche pas automatiquement l’application de l’article 54.1 C.p.c. Rappelons qu’à ce stade de l'instance, l’appelante n’a pas à prouver ses allégations selon la balance des probabilités; son fardeau est celui d’une preuve prima facie.
Commentaire:

Avec beaucoup d'égards, l'énoncé du paragraphe 5 m'apparaît être incorrect.
 
Je suis d'accord qu'une demande en justice sans assise juridique solide peut être intentée sans être abusive au sens général du terme. Reste qu'une telle demande sera presque toujours manifestement mal fondée (je dis presque parce que je ne peux exclure la possibilité que, dans certaines circonstances exceptionnelles, elle ne le soit pas) ce qui doit nécessairement être suffisant pour rejeter l'action.
 
Le problème ici est que la Cour d'appel ramène l'interprétation de l'affaire Acadia Subaru voulant qu'il faut que l'action soit manifestement mal fondée et qu'elle décèle un comportement blâmable pour être rejetée. J'ai déjà trop écrit sur le sujet et vous savez que je suis fermement d'opinion que c'est un énoncé de droit (a) incorrect, (b) incompatible avec l'intention claire du législateur et (c) pas souhaitable.
 
L'intérêt de la justice milite fermement selon moi (et, beaucoup plus important, selon certaines décisions de la Cour d'appel) en faveur du rejet immédiat du recours sans assise factuelle (i.e. basé sur de la pure spéculation). D'ailleurs, l'interprétation contraire m'apparaît incompatible avec les enseignements de la Cour suprême dans l'affaire récente Hryniak c. Mauldin (2014 CSC 7). S'il s'agit d'une affaire ontarienne, les inquiétudes de la Cour suprême pour la saine administration de la justice et l'accessibilité à la justice demeurent importantes. Les mots de l'Honorable juge Karakatsanis me semblent tout à fait applicables, mutatis mutandis:
[1]                              De nos jours, garantir l’accès à la justice constitue le plus grand défi à relever pour assurer la primauté du droit au Canada.  Les procès sont de plus en plus coûteux et longs.  La plupart des Canadiens n’ont pas les moyens d’intenter une action en justice lorsqu’ils subissent un préjudice ou de se défendre lorsqu’ils sont poursuivis; ils n’ont pas les moyens d’aller en procès.  À défaut de moyens efficaces et accessibles de faire respecter les droits, la primauté du droit est compromise.  L’évolution de la common law ne peut se poursuivre si les affaires civiles ne sont pas tranchées en public. 
[2]                              On reconnaît de plus en plus qu’un virage culturel s’impose afin de créer un environnement favorable à l’accès expéditif et abordable au système de justice civile.  Ce virage implique que l’on simplifie les procédures préalables au procès et que l’on insiste moins sur la tenue d’un procès conventionnel et plus sur des procédures proportionnées et adaptées aux besoins de chaque affaire.  L’équilibre entre la procédure et l’accès à la justice qu’établit notre système de justice doit en venir à refléter la réalité contemporaine et à reconnaître que de nouveaux modèles de règlement des litiges peuvent être justes et équitables. 
[...]  
[4]                              Lorsqu’elle a interprété les dispositions de cette règle, la Cour d’appel de l’Ontario a accordé trop d’importance à la « pleine appréciation » que l’on peut faire de la preuve lors d’un procès conventionnel, étant donné que pareil procès ne constitue pas une solution de rechange réaliste pour la plupart des parties à un litige.  À mon avis, la tenue d’un procès n’est pas nécessaire si une requête en jugement sommaire peut déboucher sur une décision juste et équitable, si elle offre un processus qui permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, d’appliquer les règles de droit à ces faits et si elle constitue, par rapport au procès, un moyen proportionné, plus expéditif et moins onéreux d’arriver à un résultat juste. 
[5]                              Je conclus à cette fin que les règles régissant les jugements sommaires doivent recevoir une interprétation large et propice à la proportionnalité et à l’accès équitable à un règlement abordable, expéditif et juste des demandes.
Permettre que des procédures manifestement mal fondées se continuent parce qu'on ne décèle pas de comportement blâmable de la part de la partie demanderesse me semble contraire à la saine administration de la justice et injuste pour les autres parties au dossier.
 
D'ailleurs, comme je le soulignais récemment, le législateur semble être d'accord avec cette position puisque le nouveau Code exclura expressément l'application de l'affaire Acadia Subaru.
 
Entre temps, il reste quand même l'article 165 (4) C.p.c. pour lequel il n'y a aucun équivoque.
 
Référence : [2014] ABD 268

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