mercredi 30 juillet 2014

Il est possible de faire rejeter une partie d'une défense

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Comme je le soulignais dimanche dernier dans le cadre de la rubrique NéoPro, la question de la possibilité d'obtenir le rejet partiel d'une action ou d'une défense deviendra caduque dans tous les dossiers régis par le nouveau Code de procédure civile. Personnellement, je suis déjà d'avis que l'entrée en vigueur des articles 54.1 et suivants C.p.c. a déjà réglé la question, mais il semble que ce ne soit pas le cas puisque plusieurs décisions continuent à être rendues sur la question. C'est le cas de l'affaire Compagnie Travelers Garantie du Canada c. Roch Lessard 2000 inc. (2014 QCCS 3510) où l'Honorable juge Lise Bergeron en vient à la conclusion qu'il est possible de rejeter une partie seulement d'une défense, dans la mesure où cette partie défend contre une cause d'action distincte.
 

Dans cette affaire, la Demanderesse  cherche à faire rejeter les moyens de défense des Défendeurs au motif que ceux-ci soutiennent les mêmes arguments que ceux invoqués dans un autre dossier opposant les mêmes parties. Or, dans cet autre dossier, ces mêmes arguments ont été rejetés et la décision les rejetant confirmée en appel.
 
Après analyse, la juge Bergeron en vient effectivement à la conclusion que les moyens en question ne peuvent faire l'objet d'une défense valide en l'espèce. La difficulté tient plutôt au fait que le rejet de ces moyens constituerait un rejet partiel, mais non complet, de la défense.
 
La juge Bergeron, s'appuyant sur une jurisprudence bien établie, indique qu'il est possible de rejeter en partie une défense lorsque cette partie s'oppose à une réclamation distincte incluse dans l'action intentée par la partie demanderesse:
[63]        Suivant les écrits de l’auteur Raphaël Lescop, l’article 54.1 C.p.c. permettrait dans certaines circonstances de faire droit à une requête en rejet partiel. Référant à plusieurs jugements rendus suivant l’adoption de l’article 4.2 C.p.c., il constate que certains d’entre eux identifient une ouverture. 
[64]        L’auteur réfère à plusieurs jugements prononcés avant l’entrée en vigueur de l’article 54.1 C.p.c., mais qui s’appuient sur l’article 4.2 C.p.c. 
[65]        Ainsi, certains de ces jugements identifient dans l’article 4.2 C.p.c. une ouverture à temporiser la règle voulant que l’inscription partielle en droit ne soit pas possible. 
[66]        Dans un jugement du 9 janvier 2009, le juge Jean-François Gosselin fait une analyse des modifications au Code de procédure civile et de la jurisprudence et en tire quatre constats : 
[77]      Le premier, c'est que, au-delà de l'affirmation de principe selon laquelle l'irrecevabilité partielle n'existe pas en droit judiciaire privé québécois, les tribunaux y ont dans les faits eu recours à l'occasion, et ce bien avant que l'article 4.2 C.p.c. ne soit intégré à notre droit.  
[78]      Le deuxième, c'est que les circonstances qui y donnent ouverture partagent un dénominateur commun: il s'agit de cas dans lesquels le juge est intimement convaincu d'une part qu'une partie substantielle de l'action est irrecevable, et d'autre part que le fait de reléguer ce débat au fond, par le biais des moyens de défense, est incompatible avec ce que requiert la saine administration de la justice.  
[79]            Le troisième, c'est que la fenêtre d'opportunité permettant d'accorder une irrecevabilité partielle s'est de plus en plus ouverte, au fil des jugements rendus. Si, en effet, dans l'affaire Ormsbee, il s'agissait de statuer sur la recevabilité du recours introduit par l'un des demandeurs dans le cadre d'une seule action, l'on est passé dans l'affaire Syndicat du garage du Cours Le Royer à l'irrecevabilité partielle faisant obstacle aux «conclusions fondées sur les règles de la responsabilité délictuelle» et dans l'affaire Sauvageau à l'irrecevabilité partielle pour neutraliser l'une des «deux causes d'action essentiellement distinctes» réunies dans une seule demande en justice, puis finalement dans l'affaire Saint-Martin à l'irrecevabilité partielle pour évacuer du débat «le recours faisant l'objet de la demande d'irrecevabilité» qui «peut être facilement isolé du reste de la demande».  
[80]      Quant au quatrième constat, il découle essentiellement du flottement entourant la qualification juridique de l'opération par laquelle une partie d'un recours est évacuée du débat au stade préliminaire: bien que les tribunaux persistent à affirmer que l'irrecevabilité partielle n'existe pas, et bien qu'ils hésitent à qualifier comme tel les jugements faisant droit partiellement aux requêtes en irrecevabilité, il n'en demeure pas moins que, dans les faits, c'est bien là, de l'avis du Tribunal, ce qui se produit. 
[67]        À la suite de l’adoption de l’article 54.1 C.p.c., d’autres jugements viennent confirmer cette possibilité d’irrecevabilité partielle. 
[68]        Le 2 octobre 2012, dans Lussier c. Guillemette-Lussier, le juge Gaétan Dumas écrit ce qui suit : 
[31]        Pour ce qui est de la possibilité d'accueillir une requête en irrecevabilité partielle, ce droit a été reconnu par nos tribunaux à plusieurs reprises.  
[32]        À cela, il faut ajouter que l'inscription en droit partiel qui semblait impossible sous le Code de procédure civile est maintenant permise par l'article 54.3 Code de procédure civile en cas d'abus.  
[33]        Puisque l'article 54.1 C.p.c. prévoit que « (…) L'abus peut résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, (…) », le tribunal croit que l'article 54.3 C.p.c aurait permis le rejet partiel d'une procédure si celle-ci était manifestement mal fondée. Mais, en l'instance, le recours à l'article 54.3 C.p.c. n'est pas utile puisque la requête en irrecevabilité partielle est possible lorsque la procédure visée cumule des recours distincts comme c'est le cas en l'espèce.  
[34]        Pour ces motifs, la requête en irrecevabilité partielle sera accueillie en rejetant les deuxième et troisième conclusions de la requête introductive d'instance qui demande de déclarer la défenderesse indigne de succéder à la succession de feu Viateur Lussier et la conclusion demandant de révoquer pour cause d'ingratitude toute donation, de quelque nature que ce soit, que feu Viateur Lussier aurait pu consentir à la défenderesse.  
[Références omises] 
[69]        En 2011, dans Paquette c. Laurier, la juge Thibault écrit ceci pour la Cour d’appel : 
[28]            Selon un principe établi par la jurisprudence de la Cour, l'article 165 (4) C.p.c. ne permet pas de prononcer l'irrecevabilité partielle d'une demande en justice. Cette interprétation découle des modifications apportées par le législateur en 1965. Auparavant, l'inscription partielle en droit était permise. C'est donc au moyen de la défense que doivent être soulevés les moyens d'irrecevabilité partielle.  
[29]            Cette règle a été tempérée notamment pour permettre le rejet total d'un recours à l'égard d'un codemandeur et pour prononcer l'irrecevabilité de causes d'action individualisées et dissociables jointes dans un même recours.  
[30]            En janvier 2009, dans Corbeil c. Ville de Gatineau (Ville de), un jugement rendu avant l'entrée en vigueur des articles 54.1 et suivants C.p.c., le juge Jean-François Gosselin a étendu la possibilité de rejeter une partie d'une demande lorsque celle-ci peut facilement être isolée du reste de l'action. Il s'est fondé sur la règle de la proportionnalité énoncée aux articles 4.1 et 4.2 C.p.c.:   
[91]      Il s'agit en fait de prendre ici en considération la multiplication des coûts et des délais qui résulterait du refus d'accorder l'irrecevabilité partielle quand la partie manifestement mal fondée d'un recours aurait pour conséquence d'assujettir artificiellement le débat judiciaire à un arsenal procédural disproportionné, ou encore de requérir inutilement l'administration d'une preuve longue et coûteuse.  
[31]            Il n'est pas nécessaire de décider si ce nouvel élargissement est bien fondé en droit. En effet, l'élément relié à la règle de la proportionnalité sur lequel repose l'affaire Corbeil c. Ville de Gatineau précitée est absent dans le présent dossier. La preuve pertinente à la réclamation salariale doit être faite de toute façon à l'égard d'Alpha.  
[Nos soulignements] 
[70]        Toutefois, dans cette affaire, la Cour d’appel conclut qu’il n’y a pas lieu de se prononcer sur l’irrecevabilité partielle, n’étant pas en présence de faits justifiant une telle irrecevabilité. 
[71]        Toujours en 2011, mais cette fois sous la plume du juge Wagner, la Cour d’appel, saisie d’une requête sous les articles 165(4) et 54.1 C.p.c., écrit: 
[6]               L'irrecevabilité partielle en droit n'existe plus depuis la refonte de la procédure civile en 1965.  En réalité, le premier juge était plutôt saisi de requêtes en rejet de l'une des deux causes d'action distinctes et individualisées qui étaient jointes au même recours.  
[7]               Dans un jugement aussi étoffé que convaincant, le premier juge analyse, jurisprudence à l'appui, les véritables enjeux et conclut que les chances de succès des requérants au mérite sont nulles puisqu'il n'existe aucune base légale qui peut justifier en l'espèce un recours en nullité du contrat de vente.  
[8]               L'avocat des requérants soutient que le premier juge n'a pas fait preuve de la prudence et de la réserve nécessaires et habituelles avant de faire droit aux moyens d'irrecevabilité et qu'il était préférable de laisser au juge du fond le soin de décider de toutes ces questions le cas échéant.  
[9]               J'estime qu'il a tort. La prudence n'est pas synonyme d'attentisme. Rien n'empêche un juge de rejeter, même au stade préliminaire, un recours clairement voué à l'échec. Il en va non seulement de l'intérêt des parties mais également d'une saine administration de la justice. Tel est le cas en l'espèce.  
[10]           Évidemment, la détermination de ce qui est excessif, déraisonnable et abusif est une question d'espèce qui peut varier selon les faits propres à chaque dossier. Ici, le juge a conclu que l'utilisation de la procédure par les requérants témoignait d'un comportement abusif.   
[Nos soulignements] 
[72]        En appliquant ces enseignements au cas en l’espèce, on peut facilement distinguer dans la requête introductive d’instance de Travelers deux causes d’action distinctes, l’une en réclamation ou remboursement de l’indemnité versée au bénéfice de Roch Lessard 2000 inc. en considération du cautionnement d’exécution et de la convention d’indemnisation, et l’autre en inopposabilité de ventes et transactions diverses. 
[73]        Le Tribunal étant en mesure d’identifier clairement deux causes d’action distinctes et concluant que la défense de Lessard quant à l’action en réclamation de la somme de 7 225 357,94 $ est manifestement mal fondée, il y a lieu de prononcer le rejet de celle-ci ainsi que la radiation des paragraphes 21 à 44 de la défense.
Commentaires:

Il va sans dire que je suis d'accord avec la conclusion ultime à laquelle en vient la juge Bergeron. Reste par ailleurs que je trouve le chemin emprunter me semble indûment complexe. En effet, l'article 54.3 permet au tribunal de supprimer des conclusions ou des allégations en forçant une partie à produire une procédure amendée. Dans ce contexte, dès que l'article 54.1 C.p.c. s'applique (et c'est le cas ici) je ne pense pas qu'il y a le moindre doute que la Cour peut rejeter en partie une procédure, que ce soit une action ou une défense. Nul besoin selon moi d'avoir recours aux principes de proportionnalité.

Référence : [2014] ABD 302

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