dimanche 27 juillet 2014

Dimanches rétro: le renvoi à l'arbitrage même lorsque toutes les parties n'ont pas signé la clause compromissoire

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Jeudi dernier, nous attirions votre attention sur une décision de la Cour supérieure qui renvoyait une affaire à l'arbitrage nonobstant le fait que toutes les parties à cette affaire n'étaient pas partie à la clause compromissoire. Dans cette affaire, la Cour s'appuyait principalement sur la décision rendue par la Cour d'appel en 1996 dans Décarel inc. c. Concordia Project Management Ltd. (1996 CanLII 5747). C'est pourquoi nous avons décidé de traiter de cette décision dans la présente édition des Dimanches rétro.
 
Dans cette affaire, les parties se sont engagées dans un contrat de co-entreprise pour l'exécution de certains travaux concernant le Casino de Montréal. Les Appelants Chiniara et Salicco sont les principaux actionnaires et dirigeants de l'Appelante Décarel. 
 
Un différend survient lorsque l'Intimée accuse l'Appelante, contrairement à ses obligations, s'est engagée avec d'autres associés dans le prolongement des travaux qui faisaient l'objet du contrat originel.
 
L'Intimée intente alors des procédures judiciaires contre les Appelants, demandant une condamnation solidaire en dommages tant contractuels que délictuels. Elle se ravise ensuite pour demander le renvoi du litige devant un arbitre en raison de l'existence d'une clause compromissoire dans le contrat de co-entreprise.
 
Le juge de première instance a fait droit à cette requête et ordonne le renvoi à l'arbitrage même si Chiniara et Salicco ne sont pas partie au contrat de co-entreprise. En effet, le juge en est venu à la conclusion que ceux-ci étaient   La cour fait droit tant en ce qui concerne les personnes morales parties au contrat et à la clause compromissoire qu'en ce qui a trait à Chiniara et Salicco qui ne le sont pas. Quant à ceux-ci, la Cour juge qu'ils étaient si intimement liés à la clause compromissoire et au litige qu'ils devaient également être couverts par la clause. 
 
L'Honorable juge Claude Vallerand, au nom d'un banc majoritaire, confirme la décision de première instance en ces termes:
Or, ici, Concordia Project Management et Décarel Inc. ont convenu d'une clause compromissoire. Décarel Inc., personne morale, n'a pu en convenir et n'en a convenu que par l'expression de la volonté de ses principaux actionnaires et dirigeants, Chiniara et Salicco. Dit autrement, ceux-ci ont exprimé leur volonté que tout litige soit résolu par arbitrage. Qui plus est, ils se sont désignés comme administrateurs de la co-entreprise pour le compte de Décarel. C'est donc dire qu'en principe et en pratique, tout litige survenant entre les deux personnes morales ne pouvait avoir pour source que le comportement et les agissements de Chiniara et Salicco et toute décision, qu'il s'agisse d'un jugement de Cour ou d'une sentence d'arbitre, ne pouvait porter, en ce qui a trait à Décarel, que sur la conduite de Chiniara et Salicco. Écarter l'application de la clause compromissoire en pareilles circonstances au motif qu'elle ne concerne que les personnes morales serait, du moins à mon avis, un non-sens fondé sur une technicité aveugle et sciemment ignorante des circonstances particulières de l'affaire et cela, quoi qu'il en soit du voile corporatif en d'autres contextes. Ignorante des circonstances particulières de l'affaire mais aussi de la possibilité que le litige connaisse un dénouement absurde, selon lequel l'appréciation des gestes de Chiniara et Salicco par l'arbitre mènerait à la condamnation de Décarel, tandis que la même appréciation par le juge déboucherait sur leur exonération, sans parler des conclusions solidaires dont on ne voit pas très bien ce qu'on pourrait en faire. 
Ainsi donc, m'inspirant du propos de notre collègue Rothman, j'estime que les circonstances du cas imposent que tous les intéressés se retrouvent devant l'arbitre, en application de la clause compromissoire à laquelle ont présidé ceux qui cherchent aujourd'hui à s'y soustraire et je suis donc d'avis de rejeter le pourvoi, avec dépens.
Pour sa part, l'Honorable juge Jacques Chamberland aurait accueilli le pourvoi à l'égard des Appelants Chiniara et Salicco. En effet, selon lui, on ne saurait lever le voile corporatif en matière de clause compromissoire et imposer aux actionnaires et administrateurs une stipulation contractuelle à laquelle il ne sont pas partie:
Ce serait une erreur, à mon avis, que de soumettre à la juridiction de l'arbitre deux personnes qui ne sont pas personnellement parties à la convention d'arbitrage. Bien que messieurs Chiniara et Salicco soient les principaux actionnaires et dirigeants de Décarel Inc., et qu'ils aient signé les documents contractuels au nom de leur entreprise, il n'en demeure pas moins qu'ils ne sont pas personnellement liés par la clause compromissoire. Le même commentaire vaut pour le fait qu'en principe et en pratique, tout litige entre Décarel Inc. et l'intimée ne peut avoir pour source que le comportement et les agissements de messieurs Chiniara et Salicco. L'action intentée par l'intimée leur reproche des fautes personnelles; ils ont le droit que le litige les concernant soit tranché par la Cour supérieure et ce même si, quant à Décarel Inc., ils ont accepté, conventionnellement, que le litige la concernant soit soumis à l'arbitrage. 
Le risque de décisions contradictoires de la part de l'arbitre et de la part de la Cour supérieure existe, en théorie du moins, mais ce risque découle tant du choix fait par l'intimée de poursuivre tout à la fois Décarel Inc. et ses dirigeants en Cour supérieure puis de demander le renvoi de l'affaire devant l'arbitre que de l'existence d'une convention d'arbitrage entre les deux sociétés membres de la co-entreprise; ce risque, créé de toutes pièces par l'intimée, ne justifie pas que nous soumettions messieurs Chiniara et Salicco à une juridiction d'arbitrage dont ils n'ont jamais voulu.
Référence : [2014] ABD Rétro 30

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