jeudi 5 juin 2014

La Cour d'appel réitère ses enseignements en matière de cause d'action et de prescription: les soupçons ne sont pas suffisants

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Le 27 juillet 2012, je critiquais une décision rendue en matière de prescription dans laquelle la Cour supérieure en venait à la conclusion que le délai de prescription pour une demande d'annulation de donations commençait à courir dès l'existence de soupçons sérieux quant à l'administration de la succession. Or, la Cour d'appel vient de rendre sa décision renversant le jugement de première instance et concluant que le recours en annulation n'était pas prescrit. Il s'agit de l'affaire Paré c. Paré (Succession de) (2014 QCCA 1138).


Rappelons d'abord la trame factuelle.

Dans cette affaire, l'Appelante exige des Intimés qu'ils produisent une reddition de compte. Elle recherche également l'annulation de deux donations faites par le défunt. La période pour laquelle l'Appelante exige la reddition et la date des donations précèdent toutes l'action intentée par l'Appelante de plus de trois ans, de sorte que les Intimés plaident la prescription du recours.

En première instance, l'Honorable juge Jean-Paul Chrétien note que l'Appelante avait de sérieux soupçons quant à la disposition, par le défunt, des sommes d'argent provenant de la vente de son condominium en 2007 et que c'est donc à cette date que la prescription a commencé à courir. Il concluait comme suit:
[55] Le Tribunal conclut de cette revue que Sylvie, curieuse et intéressée comme elle l'était, avait suffisamment de doutes et de questionnements sérieux au cours de l'été et de l'automne 2007 pour intenter une poursuite judiciaire à cette époque-là. Malheureusement pour elle, plutôt que de le faire, elle s'est adressée au Curateur public. 
[56] Cette démarche administrative de Sylvie n'a pas eu pour effet d'interrompre la prescription extinctive de trois ans et, par conséquent, son droit d'action s'est prescrit à l'automne 2010, soit plusieurs mois avant qu'elle n'intente son recours le 11 avril 2011, le Tribunal soulignant qu'elle n’a jamais été dans une situation d'impossibilité en fait d'agir, ce qui aurait pu avoir pour effet de suspendre le délai de prescription selon l'article 2904 du Code civil du Québec.

Dans mon billet du 27 juillet 2012, je faisais part de mon désaccord avec cette conclusion pour les raisons suivantes:
Respectueusement, nous sommes en désaccord avec l'application du droit de la prescription à la trame factuelle de cette affaire.  
La prescription commence à courir dès qu'une personne a connaissance de sa cause d'action (ou devrait avoir connaissance de celle-ci) de sorte qu'elle peut légitimement intenter un recours à cette date. Ainsi, dès lors que la Demanderesse a de sérieux soupçons quant à la gestion du patrimoine du défunt, sa cause d'action quant à la demande de reddition de compte commence à courir. À ce chapitre, nous sommes donc d'accord avec la conclusion que cette demande est prescrite.  
Il en est autrement pour la demande d'annulation des donations cependant. En effet, le fait d'avoir des soupçons sur la gestion du patrimoine du défunt n'implique pas que la Demanderesse avait connaissance ou aurait du avoir connaissance de donations spécifiques. En 2007, elle aurait pu intenter un recours alléguant certaines irrégularités financières et demander une reddition de compte, mais elle n'aurait certes pas pu intenter un recours judiciaire demandant l'annulation de toute donation qui aurait pu être faite sans savoir (a) si des donations avaient effectivement été faites, (b) à qui, (c) sous quelle forme et (d) pour quel montant. Pour cette raison, nous croyons que la conclusion à laquelle en arrive la Cour quant à la prescription de la demande d'annulation est erronée.
L'Honorable juge Marie St-Pierre, au nom d'un banc unanime de la Cour d'appel, indique que le raisonnement tenu par le juge de première instance était erroné. Elle souligne à cet égard que les soupçons de l'Appelante quant à l'administration  de la succession ne pouvaient marquer le point de départ de la prescription de son recours en annulation de donation puisqu'elle ne connaissait pas alors les faits pertinents à celui-ci:
[91]        Les doutes de Sylvie au sujet de la qualité de l'administration de Francine l'incitaient à réclamer la destitution de celle‑ci et la désignation d'un autre mandataire ou l'ouverture d'un régime de protection (démarches concrétisées auprès du Curateur public et avec succès), mais le juge commet une erreur lorsqu'il retient que ces doutes marquent le point de départ du délai de prescription de trois ans applicable au recours entrepris. 
[92]        Comme je l'ai souligné au sous‑titre précédent, malgré les efforts répétés de Sylvie pour connaître l'état réel des choses, Francine et Denis l'ont gardée dans le noir. Ce n'est qu'à la fin de novembre 2010, grâce au travail réalisé par le bureau du Curateur public, que Sylvie a finalement découvert « le pot aux roses ». 
[93]        Marcel est décédé le 23 janvier 2011. 
[94]        Le recours exercé par Sylvie dès avril 2011, alors qu'elle est l'une des légataires universels de Marcel et qu'elle possède, dès lors, un intérêt juridique né et actuel pour dénoncer la distribution illégale effectuée par Francine et réclamer de celle‑ci qu'elle rembourse la succession, n'est pas prescrit.
Référence : [2014] ABD 223

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