vendredi 27 juillet 2012

Des soupçons suffisants pour faire courir la prescription?

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

On discute régulièrement sur le blogue de la date de départ du délai de prescription. En effet, il n'est pas toujours évident de cerner la date à laquelle naît une cause d'action. Or, dans une décision récente qui nous a surpris, Paré (Succession de) (2012 QCCS 3276), la Cour supérieure en vient à la conclusion que le délai se compute dès que la partie demanderesse a de soupcons sérieux que la situation est problématique.


Dans cette affaire, la Demanderesse exige des Défendeurs qu'ils produisent une reddition de compte. Elle recherche également l'annulation de deux donations faites par le défunt. La période pour laquelle la Demanderesse exige la reddition et la date des donations précèdent toutes l'action intentée par la Demanderesse de plus de trois ans, de sorte que les Défendeurs plaident la prescription du recours.

L'Honorable juge Jean-Paul Chrétien analyse la question à la lumière de la trame factuelle particulière de l'affaire. Il note que la Demanderesse avait de sérieux soupçons quant à la disposition, par le défunt, des sommes d'argent provenant de la vente de son condominium en 2007 et que c'est donc à cette date que la prescription a commencé à courir:
[44] Sylvie a indiqué, lors de son témoignage devant le Tribunal, qu'elle a appris que son père avait fait les deux donations contestées lorsqu'elle a reçu copie et lu, à la fin du mois de novembre 2010, la requête du 23 novembre 2010 du Curateur public. Elle soutient donc que le délai de prescription a débuté à la fin du mois de novembre 2010 et qu'il s'est terminé à la fin du mois de novembre 2013, de telle sorte que son action en justice, timbrée le 11 avril 2011 et signifiée au cours des jours suivants, n'est pas prescrite. 
[45] En défense, Francine et Denis soutiennent que Sylvie avait des doutes très sérieux quant aux donations au cours de l'été et de l'automne 2007, de telle sorte qu'elle aurait dû intenter son action en justice au cours de l'automne 2010 au plus tard, ce qui ne fut pas fait puisqu'elle le fut en avril 2011. 
[46] Sylvie savait au printemps 2007 que son père avait déménagé et qu'il avait vendu son Condo. Alors qu'elle ne parlait plus à Francine et Denis, et peu à son père, elle a tout de même appelé Denis le 13 juillet 2007, conversation qu'elle a enregistrée. À la page 4 de la transcription de cette conversation, elle pose la question à Denis « Ah oui, pis le condo y l'a donné à qui? » À cela, Denis ne dit pas la vérité et donne l'information suivante en disant « Le condo là y va falloir que tu demandes à Francine parce cé elle qui gère son portefeuille tu y demanderas à elle. L'argent est supposé être dans l' compte ». 
[47] Il y a certes mensonge de la part de Denis, mais Sylvie obtient l'information que de l'argent est devenu disponible suite à la vente du Condo. 
[48] Le 20 juillet 2007, son conjoint, André Bergeron, écrit au Curateur public et indique « nous sommes en train de constater des anomalies dans la gestion de son patrimoine ». 
[49] Dans le rapport du 30 octobre 2007 de la travailleuse sociale, Mme Nathalie Blanchard, celle-ci rapporte, aux pages 5 et 7, que Sylvie « a exprimé des doutes quant à la protection actuelle de monsieur et de son patrimoine » et « Alors que la fille cadette de Monsieur nous a exprimé (…) des doutes quant à la façon dont sa sœur effectue la gestion des biens et des intérêts personnels de monsieur ». 
[50] Le 13 décembre 2007, l'avocate de Sylvie écrit à l'avocate de Francine et il y est indiqué ce qui suit au 3e paragraphe :
De plus, notre cliente se questionne beaucoup quant à la vente de la résidence qui a eu lieu au mois de mai, quant à la disposition des biens meubles de son père (…) ainsi que le don qui a été fait de la voiture de son père à son fils Denis. 
(notre soulignement)
[51] Au cours de son témoignage, Sylvie a dit qu'elle avait des doutes, à l'été 2007, quant à ce qui était arrivé avec l'argent provenant de la vente du Condo et qu'elle avait fait des démarches pour savoir. 
[52] Elle est allée, par exemple, à la Caisse populaire de son père, mais a obtenu peu d'information cependant. Elle a fait des démarches sur internet pour se renseigner sur la procuration générale de Francine reçue de son père le 10 novembre 2006 et sur l'acte de vente du Condo exécuté le 31 mai 2007. 
[53] Dans son interrogatoire sur affidavit tenu le 24 mai 2011, déposé au dossier, Sylvie indique entre autres, à la page 31, « Moi, c'est sûr que je m'interrogeais sur ce qui est arrivé, premièrement au contenu du Condo de mon père (…). Et puis comment ça se fait que ma sœur avait vendu le Condo avec une procuration générale, ça a été mon questionnement ». 
[54] Aux pages 26 et 27 de cet interrogatoire, à la question de savoir si elle avait entrepris des procédures par rapport à tous ses doutes depuis 2007, elle répond « Comme je vous dis, ma procédure ça a été de transmettre au Curateur public du Québec, j'ai nommé des faits (…). Non je n'ai pas fait de procédure judiciaire comme tel, j'ai rapporté des faits ». 
[55] Le Tribunal conclut de cette revue que Sylvie, curieuse et intéressée comme elle l'était, avait suffisamment de doutes et de questionnements sérieux au cours de l'été et de l'automne 2007 pour intenter une poursuite judiciaire à cette époque-là. Malheureusement pour elle, plutôt que de le faire, elle s'est adressée au Curateur public. 
[56] Cette démarche administrative de Sylvie n'a pas eu pour effet d'interrompre la prescription extinctive de trois ans et, par conséquent, son droit d'action s'est prescrit à l'automne 2010, soit plusieurs mois avant qu'elle n'intente son recours le 11 avril 2011, le Tribunal soulignant qu'elle n’a jamais été dans une situation d'impossibilité en fait d'agir, ce qui aurait pu avoir pour effet de suspendre le délai de prescription selon l'article 2904 du Code civil du Québec.
Commentaire

Respectueusement, nous sommes en désaccord avec l'application du droit de la prescription à la trame factuelle de cette affaire.

La prescription commence à courir dès qu'une personne a connaissance de sa cause d'action (ou devrait avoir connaissance de celle-ci) de sorte qu'elle peut légitimement intenter un recours à cette date. Ainsi, dès lors que la Demanderesse a de sérieux soupçons quant à la gestion du patrimoine du défunt, sa cause d'action quant à la demande de reddition de compte commence à courir. À ce chapitre, nous sommes donc d'accord avec la conclusion que cette demande est prescrite.

Il en est autrement pour la demande d'annulation des donations cependant. En effet, le fait d'avoir des soupçons sur la gestion du patrimoine du défunt n'implique pas que la Demanderesse avait connaissance ou aurait du avoir connaissance de donations spécifiques. En 2007, elle aurait pu intenter un recours alléguant certaines irrégularités financières et demander une reddition de compte, mais elle n'aurait certes pas pu intenter un recours judiciaire demandant l'annulation de toute donation qui aurait pu être faite sans savoir (a) si des donations avaient effectivement été faites, (b) à qui, (c) sous quelle forme et (d) pour quel montant. Pour cette raison, nous croyons que la conclusion à laquelle en arrive la Cour quant à la prescription de la demande d'annulation est erronée.

Mise à jour

La Cour d'appel a renversé le jugement de première instance le 3 juin 2014 dans Paré c. Paré (Succession de) (2014 QCCA 1138). Notre billet sur cette dernière décision est disponible ici.
 
Référence : [2012] ABD 257

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