Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Nous avons déjà souligné que, hormis des circonstances exceptionnelles, une personne morale ne peut être partie à un contrat d'emploi. Nous revenons aujourd'hui sur la question parce que l'Honorable juge J. Claude Larouche fait une belle synthèse de la question dans l'affaire de Bélanger c. 9254-9328 Québec inc. (Ami Junior Nissan) (2014 QCCS 2976).
Dans cette affaire, les Demandeurs réclament un préavis de fin d'emploi alléguant que la Demanderesse a fait l'objet d'un congédiement sans cause avant l'expiration de son contrat d'emploi à durée déterminée. La Défenderesse conteste cette réclamation au motif qu'il s'agissait non pas d'un contrat d'emploi, mais d'un contrat de service auquel elle pouvait mettre fin en tout temps sans motif.
À l'appui de sa contestation, la Défenderesse fait valoir qu'une personne morale ne peut être partie à un contrat d'emploi.
L'analyse de la doctrine et la jurisprudence pertinence effectuée par le juge Larouche l'amène à la conclusion que la prétention de la Défenderesse est bien fondée:
[83] Il est intéressant de lire ce que les auteurs Aust écrivent dans leur volume intitulé «Le contrat d’emploi» sous le tire «Le salarié peut-il être constitué en société par actions ?» :
2. Le salarié peut-il être constitué en société par actions?
En principe, seule une personne physique peut être un salarié. À cet égard, les dispositions d’ordre public du Code civil du Québec relatives au contrat d’emploi ne concernent qu’une personne physique. La question qui se pose alors est la suivante : une personne qui se constitue en société peut-elle continuer de bénéficier du statut et des protections prévues pour un salarié en vertu d’un contrat de travail? Dans la négative et sous réserve d’une preuve détaillée, les relations existantes entre les parties à un contrat pourraient commander un avis de résiliation raisonnable.
Il y a plusieurs motifs pour lesquels un employeur ou un salarié préfère que ce dernier soit constitué en société par actions. Dans le cas de l’employeur, c’est souvent pour minimiser ses obligations en vertu des lois du travail qui protègent ou accordent des bénéfices à un individu qui a le statut de salarié. De plus, un employeur est tenu de déduire de l’impôt à la source et de le remettre aux deux paliers de gouvernement. En règle générale, le statut d’employé vient avec un certain lot de documents et de formulaires à remplir et à administrer.
La décision pour un salarié de se constituer en société peut être prise dans le but d’obtenir un avantage fiscal, notamment de lui permettre de déduire certaines dépenses reliées aux montants reçus en paiement pour ses services.
En principe, lorsqu’un salarié se constitue en société, l’employeur établit une relation avec la personne morale et non pas avec l’individu qui a formé cette dernière. Il n’y a donc plus de relation employeur-salarié. Cependant, les tribunaux possèdent une marge de manœuvre dans l’application de ce principe.
La constitution en société ne mène donc pas automatiquement à la conclusion qu’il n’y a pas de relation employeur-salarié. Ce sont plutôt les circonstances de la constitution en société, ses caractéristiques (nombre d’employés, clients, etc.) ainsi que la relation qu’entretient la compagnie avec le supposé employeur qui permettent de déterminer s’il y a ou non une relation employeur-salarié. Un exemple sera, si l’individu représente lui-même l’employeur et non pas la compagnie qu’il a constituée.
Lorsque c’est le salarié lui-même, à sa propre initiative, qui constitue une société et modifie la relation avec son employeur, les tribunaux pourront refuser de lui reconnaître le statut de salarié et de lui accorder les mêmes protections que lorsqu’il était salarié. La Cour supérieure a souligné, dans Donaldson c. C.F.C.F. inc., le fait que c’est le salarié lui-même qui avait choisi d’établir un lien de droit entre sa compagnie et son employeur. Il était alors impossible de reprocher à l’employeur d’avoir acquiescé à une telle demande. Le salarié ne pouvait être considéré à la fois comme un préposé de l’employeur et comme un préposé de sa compagnie.
Dans Cohen c. Conseillers en informatique d’affaires CIA inc., la Cour supérieure a accordé un délai de congé en vertu des lois du travail, et ce, même si le salarié avait changé son contrat avec l’employeur pour devenir lié par un contrat de service. La Cour d’appel a renversé la décision de la Cour supérieure et a écrit sous la plume du juge Chamberland :
[38] L’idée de transformer la relation employeur-salarié en relation client-prestataire de services, en constituant une société par actions pour percevoir les honoraires afférents aux services fournis, est celle de madame Cohen. C’est elle qui a jugé bon de créer une telle société pour profiter, comme elle en avait parfaitement le droit, des avantages fiscaux liés à ce type d’organisation. Elle ne peut aujourd’hui se soustraire aux inconvénients de ce choix. Elle ne peut pas jouer sur les deux tableaux.
[39] L’entente du 14 novembre 2002, n’a, à mon avis, et cela dit avec égards pour le juge de première instance, rien d’un contrat innommé comportant les attributs du contrat de travail (article 2085 C.c.Q.) et du mandat (article 2130 C.c.Q.).
[40] Je ne vois pas en vertu de quelle règle de droit on pourrait conclure que le fait d’avoir préalablement offert des services personnellement, pour ensuite le faire par l’intermédiaire d’une société par actions constituée à cette fin, permettrait de transférer les attributs du contrat de travail (avantages et inconvénients) dans le contrat de service liant le client à la société prestataire de services.
[Références omises] [Soulignements ajoutés]
[84] La Cour d’appel, dans un arrêt rendu le 31 mars 2009 sous la plume du juge Gendreau, y fait une analyse intéressante de la notion de salarié :
[14] La notion de salarié est l'objet de nombreuses et différentes définitions législatives. Le Code canadien du travail, par exemple, étend la définition d'employé pour inclure l'entrepreneur dépendant. De même, la Loi sur les normes du travail, à l'article 1, donne aussi du salarié une définition élargie qui rejoint sensiblement celle d'entrepreneur dépendant du Code canadien du travail.
[15] En l'espèce, l'action est intentée en prenant appui sur le droit civil. C'est donc la notion de contrat de travail du Code civil qui s'applique. L'article 2085 le définit comme « celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur ». Ce qui constitue le trait distinctif du contrat de travail, et le distingue du contrat de service, est cette caractéristique suivant laquelle l'exécution du travail du salarié est subordonnée au contrôle et à la direction d'un employeur.
[16] Le critère de subordination juridique se définit difficilement, mais ne doit surtout pas être confondu avec la dépendance économique. Le fait de n'être lié qu'à un seul client qui impose certains devoirs ou obligations au regard de standards de qualité de service, fixe le prix du produit ou dicte certaines normes de publicité, ne signifie pas pour autant et nécessairement qu'il y a subordination juridique. Inversement, la subordination juridique inclut une dépendance économique.
[17] La notion de subordination juridique contient l'idée d'une dépendance hiérarchique, ce qui inclut le pouvoir de donner des ordres et des directives, de contrôler l'exécution du travail et de sanctionner les manquements. La subordination ne sera pas la même et surtout ne s'exercera pas de la même façon selon le niveau hiérarchique de l'employé, l'étendue de ses compétences, la complexité et l'amplitude des tâches qui lui sont confiées, la nature du produit ou du service offert, le contexte dans lequel la fonction est exercée. L'examen de chaque situation reste individuel et l'analyse doit être faite dans une perspective globale.
[18] J'aborderai maintenant une dernière question. Dicom, je le rappelle, plaide l'absence d'un lien de droit avec Claude Paiement au motif que celui-ci était l'employé de sa société par actions.
[19] Un salarié, au sens du droit civil, peut-il être une société par actions? Aucune disposition du Code civil n'impose au salarié l'obligation d'un statut personnel. Toutefois, les contraintes juridiques auxquelles le code assujettit le salarié ne permettent pas une autre conclusion. La professeure Marie-France Bich (elle n'était pas encore à la Cour) l'explique bien. Elle écrit :
Pas plus que le Code civil du Québec, le Code civil du Bas-Canada ne précise que le salarié est et doit, pour mériter ce nom, être une personne physique. La nature du contrat et le type de contrainte qui s'exerce sur le salarié empêchent cependant qu'il en soit autrement. Les dispositions législatives relatives au décès du salarié (articles 1668 C.c.B.-C et 2093 C.c.Q. et à celui de l'employeur, tout comme l'interdiction des engagements à durée illimitée (articles 1667 C.c.B.-C. et 2085 C.c.Q.) sont d'ailleurs peu compatibles avec une autre hypothèse. Et même l'article 2097 C.c.Q., qui prescrit le maintien des contrats de travail en cas d'aliénation d'entreprise, n'a de sens véritable que si l'on a voulu protéger la personne humaine contre les vicissitudes d'un marché auquel elle ne participe pas.
[20] Ainsi, en principe, le salarié n'est pas ou ne peut pas être une société par actions. La Cour a cependant reconnu que « dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, on peut faire abstraction de la personnalité morale pour établir une relation employeur-employé ». Ces situations particulières sont illustrées dans différents arrêts. Ainsi, le juge Beauregard dans Services financiers FBN inc. c. Chaumont a constaté que la société de Chaumont « n'était qu'un paravent et une boîte aux lettres ». Au contraire, dans Technologies industrielles S.N.C. inc. c. Mayer, la Cour refuse de mettre de côté le statut de société au motif que la formation de la personne morale était, dans cette affaire, justifiée par des raisons personnelles du salarié et dans son propre intérêt. De même dans Dazé c. Messageries dynamiques, la Cour a retenu le fait, d'une part, que la constitution de la société était la décision de son actionnaire et, d'autre part, que celle-ci embauchait elle-même ses propres salariés pour exécuter le travail, pour refuser à Dazé le statut de salarié qu'il réclamait.
[21] De la jurisprudence de la Cour, je retiens qu'un tribunal peut « faire abstraction du voile corporatif » pour reprendre l'expression du juge Forget dans Wright si la constitution en société est un subterfuge, un « paravent » comme le dit le juge Beauregard dans Services financiers, imposé par un employeur pour se décharger et échapper aux obligations que la loi lui impose à l'endroit de la personne soumise à sa subordination juridique.
[Références omises] [Soulignement ajouté]
[85] La Cour d’appel, dans un arrêt plus récent du 22 mars 2012, réitère en quelque sorte cette approche. Le juge Jacques Chamberland y écrit ce qui suit sous le titre «La qualification juridique de la relation contractuelle» :
[34] La question est importante. En effet, s'agissant d'un contrat de travail à durée indéterminée, l'indemnisation serait basée sur les règles gouvernant le délai de congé raisonnable que les parties à un tel contrat doivent se donner lorsqu'elles souhaitent y mettre fin (article 2091 C.c.Q.). S'agissant plutôt d'un contrat de service, l'indemnisation serait subordonnée aux articles 2125 et 2129 C.c.Q.
[35] L'entente du 14 novembre 2002 ne peut définitivement pas être qualifiée de contrat de travail au sens de l'article 2085 C.c.Q. puisque le prestataire de services est une personne morale, 4108647. Le juge l'avait d'ailleurs noté, « (…) assuredly the contract cannot be one of employment if a company furnishes the service, (…) » (paragr. 64).
[36] Il peut arriver que, dans des circonstances tout à fait exceptionnelles, on fasse abstraction de la personnalité morale de la société, par exemple lorsque l'existence de celle-ci n'est qu'un subterfuge ou un paravent imposé par un employeur pour échapper aux obligations que la loi lui impose à l'égard de ses salariés. Mais, tel n'est pas le cas ici.
[37] À mon avis, l'entente du 14 novembre 2002 est, comme son titre l'indique, un contrat de service au sens de l'article 2098 C.c.Q., le client étant SINC (puis CIA) et le prestataire de services, 4108647, comme dans les arrêts Dazé c. Messageries dynamiques, J.E. 90-678 (C.A.) et Dicom Express inc. c. Paiement, 2009 QCCA 611 (CanLII), [2009] R.J.Q. 924 (C.A.), 2009 QCCA 611.
[38] L'idée de transformer la relation employeur-salarié en relation client-prestataire de services, en constituant une société par actions pour percevoir les honoraires afférents aux services fournis, est celle de madame Cohen. C'est elle qui a jugé bon de créer une telle société pour profiter, comme elle en avait parfaitement le droit, des avantages fiscaux liés à ce type d'organisation. Elle ne peut aujourd'hui se soustraire aux inconvénients de ce choix. Elle ne peut pas jouer sur les deux tableaux.
[86] Le juge Rochon de la Cour d’appel, dans les motifs que l’on retrouve à un arrêt rendu en 2003, résume bien une situation de la nature de celle que nous retrouvons dans le présent dossier. Il y écrit ce qui suit aux paragraphes 18 et 19 :
[18] On ne peut avoir le beurre et l'argent du beurre.
Référence : [2014] ABD 254[19] Celui qui, pour des raisons financières, fiscales ou légales, décide de son plein gré de constituer une société par actions, ne peut «lorsque la bise fut venue» troquer sa veste corporative pour le manteau du salarié et réclamer la protection que la loi n'accorde qu'à ces derniers.
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