mercredi 14 mai 2014

Selon une décision récente, l'aliénation d'une entreprise peut constituer un congédiement déguisé même si un poste similaire attend l'employé dans la nouvelle entreprise

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà traité ensemble du congédiement déguisé, i.e. le fait pour un employeur d'unilatéralement modifier les conditions essentielles de l'emploi de quelqu'un. La récente décision rendue dans l'affaire Boulad c. 21008805 Ontario inc. (2014 QCCS 1928) par l'Honorable juge Guylène Beaugé posait la question très intéressante de savoir si l'identité de l'employeur est une telle condition essentielle. La juge Beaugé répond par l'affirmative à cette question.
 

Dans cette affaire, le Demandeur est directeur des opérations d'un des hôtels détenus par la Défenderesse, un consortium hôtelier d'envergure possédant quelque 600 hôtels. En 2009, la Défenderesse vend certains hôtels, dont celui où travaille le Demandeur, à une petite société propriétaire de deux hôtels dans le sud de la France.
 
Cette dernière société n'ayant pas l'envergure de la Défenderesse, le Demandeur fait valoir qu'il subit un congédiement déguisé, même si son poste est transféré au nouvel acquéreur.
 
Après analyse, la juge Beaugé en vient à la conclusion qu'il s'agit effectivement d'un congédiement déguisé puisque l'identité de l'employeur était une condition essentielle pour le Demandeur. À ce chapitre, elle rejette l'argument fondé sur l'article 2097 C.c.Q. à l'effet que la loi prévoit expressément le transfert des emplois lors d'une aliénation d'entreprise:
[37]        L'automatisme que propose Westmount dans sa lecture de l'article 2097 C.c.Q trouve écho ni dans la doctrine ni dans la jurisprudence qui ne nie pas la faculté de choix d'un haut dirigeant. On ne conclura à un abandon d'emploi qu'en présence d'un départ prématuré, déraisonnable ou capricieux. Il serait pour le moins ironique qu'une disposition visant le maintien d'emploi ait pour effet d'enchaîner le haut dirigeant à l'ayant cause de l'ancien employeur sans égard au respect des conditions essentielles de son contrat de travail. Plus, cela choquerait le sens commun : 
It has been said that the right of the employee to choose whom he would serve   « constituted the main difference between a servant and a serf ». 
[…] contracts of personal service cannot be assigned without the consent of the parties. As outlined above, this principle has its roots in the history of slavery and the principle that human beings are not chattels who may be assigned, and as such, it is a principle that is rooted in the protection of vulnerable employees
[38]        Par ailleurs, le Tribunal accepte le principe voulant que des modifications mineures aux conditions de travail et responsabilités d'un haut dirigeant dans le cadre d'une aliénation de l'entreprise ne puissent s'assimiler à un congédiement déguisé.   
[39]        M. Boulad consacre 22 années à Hilton puis à Westmount, change sept fois de pays, de domicile et de milieu de travail pour favoriser la progression de sa carrière. En 2006, quand Hilton vend ses cinq immeubles du Canada à Westmount, il choisit le transfert chez celle-ci, car elle offre un profil reluisant et des possibilités d'avancement. 
[40]        En 2009, à l'âge de 44 ans, M. Boulad présente déjà une feuille de route exemplaire et enviable auprès de Hilton puis de Westmount, qui lui permet d'escompter poursuivre une carrière de haut niveau dans le secteur hôtelier. Or, en mars 2009, il se trouve confronté à la vente de l'Hôtel à Jesta, une société marginale dans l'hôtellerie. Westmount lui annonce qu'il est cédé avec l'Hôtel.  
[41]        Comme plusieurs autres cadres de l'Hôtel, M. Boulad s'inquiète des conséquences de cette aliénation sur sa propre carrière. Il demande alors à Westmount de lui offrir soit un poste équivalent dans un autre établissement, soit une indemnité de départ. M. Boulad comprend de ses discussions d'alors avec la directrice des ressources humaines et le vice-président aux opérations de Westmount qu'on lui promet d'envisager l'une ou l'autre option, ce que nie cette dernière. De toute façon, cela revêt peu d'importance, car en définitive, Westmount ne lui offre ni poste ni indemnité, et lui déclare plutôt qu'il suit avec la vente. Considérant que joindre Jesta constituerait un suicide professionnel, il ne se rapporte pas au travail. Westmount considérera qu'il a abandonné son emploi.  
[42]        Ces circonstances constituent-elles raisonnablement une modification substantielle d'une condition essentielle du contrat de travail? Le Tribunal le croit. L'adjectif substantiel désigne ce qui appartient à la substance, à la chose en soi, à la matière caractérisée par ses propriétés. Quant au terme essentiel, il évoque ce qui s'inscrit comme caractéristique, absolument nécessaire, primordial, par opposition à ce qui ne s'avère qu'accessoire. 
[43]        Pour tout employé soucieux de progresser dans sa carrière, l'identité et la réputation de l'employeur peuvent revêtir une grande importance. Du choix de se joindre à une entreprise plutôt qu'à une autre pourra dépendre qualité et environnement de travail, conditions salariales et avantages sociaux, possibilités d'avancement, responsabilités, opportunités internationales, prestige, etc. D'ailleurs, nombreuses sont les sociétés qui investissent des ressources importantes dans des activités de recrutement où elles voudront se montrer sous leur meilleur jour. L'identité de l'employeur, aspect peut-être moins tangible que le salaire, s'inscrit néanmoins au cœur du contrat de travail, en devient une condition essentielle.  
[44]        Ainsi, on ne se surprend pas qu'avec son profil et ses aspirations de carrière, M. Boulad ait reçu comme un frein, voire un recul professionnel, la décision unilatérale de Westmount de le céder à Jesta. Certes, il y aurait conservé titre et salaire. Mais un titre dépouillé des attributs attrayants associés à un employeur prestigieux ne signifie rien.  
[45]        Priver M. Boulad de l'ensemble des avantages que lui offrait le fait même de travailler chez Westmount constituait donc une modification substantielle d'une condition essentielle de son contrat de travail. Raisonnable pour toute personne placée dans les mêmes circonstances, le refus de M. Boulad d'accepter la décision de Westmount se justifie. N'ayant reçu de Westmount ni offre de poste équivalent ni délai de congé, et ayant quitté son emploi pour ces raisons, il se trouve victime d'un congédiement déguisé.
Commentaire:

Il sera très intéressant de suivre cette affaire si la décision est portée en appel. Celle-ci pourrait avoir des conséquences importantes sur les coûts engendrés par les parties vendeuses et acheteuse dans le cadre d'une vente d'entreprise. En effet, si le changement d'identité de l'employeur peut constituer un congédiement déguisé, il faudra prévoir une réserve importante pour toutes les indemnités de fin d'emploi qui pourraient devoir être payées à tous ceux qui refuseraient de se joindre au nouvel employeur.
 
Pour ma part, je dois avouer ne pas partager le point de vue de la juge Beaugé sur la question puisque l'on impose autrement un frein potentiellement important à la possibilité de vendre une entreprise. Pensons à la situation où une grande entreprise réputée décide de vendre une division à un entrepreneur qui se lance en affaires pour la première fois.
 
À suivre.
 
Référence : [2014] ABD 191

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