mercredi 21 mai 2014

La mauvaise foi peut exister même sans une intention malicieuse

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Nous avons déjà souligné le fait qu'il n'est pas nécessaire d'établir la malice ou la mauvaise foi pour conclure à abus de droit en matière contractuelle. En effet, un comportement disproportionné ou clairement hors norme donnera ouverture à un argument d'abus de droit. Dans la décision très récente rendue dans Hydro-Québec c. Construction Kiewit Cie (2014 QCCA 947), la Cour d'appel demeure dans la même veine, cette fois en discutant de la mauvaise foi. En effet, la Cour confirme qu'une personne peut faire preuve de mauvaise foi objective même en l'absence de malice.
 

Dans cette affaire, l'Appelante se pourvoit contre un jugement qui l'a condamné à payer à l'Intimée la somme de, 27 281 556 $, moins le montant déjà versé par l'Appelante en cours d'instance (12 515 187 $), soit 14 766 369 $. Pour en venir à cette conclusion, le juge de première instance en est venu, en outre, à la conclusion que l'Appelante avait fait preuve de mauvaise foi institutionnelle et donc commis une faute.
 
L'Appelante fait valoir que le juge s'est mal dirigé à cet égard puisqu'il en est également venu à la conclusion dans son jugement que ses représentants n'avaient pas agit avec malice. Elle plaide que si ses représentants n'étaient pas, individuellement, de mauvaise foi, elle ne peut l'être en tant que personne morale.
 
Un banc unanime composé des Honorables juges Dutil, Kasirer et Fournier rejette cette prétention de l'Appelante. À cet égard, la Cour indique qu'il n'est pas nécessaire d'agir avec malice pour être de mauvaise foi au sens du droit québécois. Une partie qui agit de manière objectivement déraisonnable peut être considérée comme étant de mauvaise foi:
[54]        Certes, la bonne foi comporte un sens subjectif relié à l’état d’esprit du débiteur. Afin de respecter les exigences de la bonne foi, une partie contractante doit agir sans intention de nuire à son vis-à-vis dans l'exécution du contrat et ne doit pas agir sachant que son comportement est illégal. Hydro-Québec a raison de dire que, règle générale, cette mauvaise foi subjective se vérifie, pour une personne morale, dans l'état d'esprit des personnes physiques pour lesquelles elle doit répondre. Dans le cas présent, le juge semble éliminer toute question de mauvaise foi subjective chez les employés sur le chantier, exception faite d'un haut dirigeant de la société d'État. 
[55]        Toutefois, la bonne foi consacrée par le législateur aux articles 6, 7 et 1375 C.c.Q. ne se limite pas à l'intention malicieuse et à la connaissance subjective de l'illégalité. Les professeurs Jobin et Vézina exposent le fondement d'un troisième sens à donner à la bonne foi – dite « objective » – la rattachant notamment aux enseignements des arrêts Soucisse, Houle et Bail de la Cour suprême du Canada : 
132 – Bonne foi. Notion. Caractère impératif […]  
[...] Cette bonne foi, dite objective, a un sens beaucoup plus large, soit celui de norme de comportement acceptable. Selon le contexte, de telles normes ont une dimension morale, sociale, ou encore elles renvoient simplement au « bon sens » ou au « raisonnable ». La bonne foi est donc devenue l'éthique de comportement exigée en matière contractuelle (comme d'ailleurs dans bien d'autres matières). Elle suppose un comportement loyal et honnête. On parle alors d'agir selon les exigences de la bonne foi. Ainsi, une personne peut être de bonne foi (au sens subjectif), c'est-à-dire ne pas agir de façon malicieuse ou agir dans l'ignorance de certains faits, et aller tout de même à l'encontre des exigences de la bonne foi, soit en violant des normes de comportement objectives et généralement admises dans la société.  
[Références omises] 
[56]        C'est bien ce sens de la bonne foi, qui se rapporte aux normes de comportement objectives, qui constitue le fondement du raisonnement du juge. Dans ses motifs, le juge est formel : il taxe Hydro-Québec de « déraisonnabilité » et, ainsi, de « mauvaise foi institutionnelle » parce que, à son avis, en tant que partie contractante elle n'a pas agi selon les exigences de la bonne foi mesurée objectivement. La conclusion du juge sur ce point s'appuie directement sur la règle énoncée par l'article 7 C.c.Q: « Aucun droit ne peut être exercé […] d'une manière excessive ou déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi / No right may be exercised […] in an excessive and unreasonable manner which is contrary to the requirements of good faith ». On ne peut donc pas dire que le juge a commis une erreur de droit en invoquant la mauvaise foi institutionnelle dans l’exécution du contrat.  
[57]        Bien qu'inusités, les termes « faute institutionnelle » et « mauvaise foi institutionnelle » recouvrent deux cas de figure distincts dans les motifs du juge, chacun susceptible d'engendrer la responsabilité contractuelle d'Hydro-Québec aux termes du contrat de construction à forfait : (i) l'inexécution du contrat par Hydro-Québec, et (ii) l'exécution du contrat par Hydro-Québec qui est non conforme aux exigences de bonne foi. Vu sous ce double angle, la « façon de faire institutionnelle » peut être la base de la responsabilité contractuelle dans la mesure où elle est étayée par la preuve.
Référence : [2014] ABD 201

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