mardi 18 mars 2014

Même si l'on peut acquérir un immeuble par prescription en étant de mauvaise foi, encore faut-il faire la preuve de l'animus nécessaire

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Le 6 mai 2013, j'attirais votre attention sur les enseignements récents de la Cour d'appel en matière de prescription acquisitive quant au fait que l'on peut faire l'acquisition d'un immeuble par voie de prescription même si l'on est de mauvaise foi (i.e. que l'on sait pertinemment bien que l'on est pas le vrai propriétaire de l'immeuble). Or, dans Lapointe c. Guay (2014 QCCS 841), l'Honorable juge Charles Ouellet souligne que la partie demanderesse doit néanmoins faire la preuve de l'animus nécessaire, c'est à dire de démontrer la volonté d'être considéré comme propriétaire de l'immeuble.


Dans cette affaire, la Demanderesse dépose des procédures en reconnaissance judiciaire du droit de propriété acquis par prescription. Elle allègue en effet avoir acquis la partie boisée du lot voisin au sien par voie de prescription acquisitive en le possédant à titre de propriétaire pendant plus de dix (10) ans.
Le juge Ouellet souligne d'abord les enseignements de la Cour d'appel dans l'affaire Dupuy c. Gauthier (2013 QCCA 774) en matière d'acquisition par prescription. Il indique que si la Cour accepte que la prescription acquisitive peut avoir lieu lorsque la partie qui plaide prescription sait qu'elle n'est pas propriétaire de l'immeuble, il reste qu'elle doit faire la preuve de l'animus requis:
[27]        Il réfère le Tribunal à l’arrêt Dupuy c. Gauthier.  Dans cet arrêt, la Cour d’appel accueille en partie l’appel et déclare l’appelant propriétaire, par prescription acquisitive, notamment d’une parcelle de terrain qu’il savait appartenir en titre à son voisin au moment où il en exerçait la possession. 
[28]        S’il est vrai que l’on peut avoir l’animus nécessaire à la possession tout en sachant que l’immeuble appartient à un tiers, il demeure toujours nécessaire d’établir l’existence de cet animus
[29]        Dans l’arrêt précité, la Cour d’appel écrit : 
« [59]   Avec beaucoup de respect pour la juge de première instance, il est possible de connaître l'existence d'un empiètement et d'avoir malgré tout l'intention de posséder l'immeuble à titre de propriétaire.  
[60]      Dans le présent cas, les appelants et leurs auteurs ont toujours agi comme les véritables propriétaires du bâtiment et ils le sont. Ils ont possédé la remise et, en conséquence, le terrain situé sous celle-ci, de façon paisible, continue, publique et non équivoque durant plus de trente ans (entre 1971 et 2002), selon l'aveu même de l'intimée.   
[61]      Selon Lafond, l'animus s'apprécie in abstracto, de telle sorte que l'on ne doit pas chercher à sonder l'état d'âme du possesseur, mais plutôt à examiner sa conduite en la comparant à celle d'une autre personne placée dans la même situation . Le professeur Martineau  estime qu'il est quasi impossible de sonder les pensées et les intentions d'une personne et que c'est pour cette raison que le législateur a établi une présomption qu'un possesseur possède à titre de propriétaire.   
[62]      Les faits du dossier ne laissent subsister aucune ambiguïté sur la volonté des appelants de se considérer propriétaires de la remise et du terrain situé en dessous. »  
[emphases du soussigné]
C'est cette volonté de se considérer propriétaire qui fait défaut à la Demanderesse en l'instance selon le juge Ouellet. En effet, son analyse des faits de l'affaire l'amène à conclure que la Demanderesse non seulement savait qu'elle n'était pas propriétaire, mais elle ne se comportait pas non plus comme la propriétaire de la parcelle en litige:
[30]         Le Tribunal estime qu’en l’espèce l’animus n’est pas démontré. 
[31]        Bien que la volonté d’être titulaire d’un droit réel que l’on détient se présume (art. 921 al. 2 C.c.Q.) et que cette présomption puisse sans doute constituer un moyen de preuve de l’animus,  le Tribunal trouve la preuve en l’espèce suffisante pour repousser la présomption et conclure à l’absence de l’animus nécessaire à la possession. 
[...] 
[35]        Les parents de madame ont continué à payer les taxes municipales et il n’y a pas, dans la preuve, d’événement non équivoque à partir duquel l’on puisse conclure que la demanderesse et son époux ont commencé à réellement posséder une partie de l’immeuble avec l’intention de se l’approprier : 
« Art. 923. Celui qui a commencé à détenir pour le compte d'autrui ou avec reconnaissance d'un domaine supérieur est toujours présumé détenir en la même qualité, sauf s'il y a preuve d'interversion de titre résultant de faits non équivoques.  
Art. 924. Les actes de pure faculté ou de simple tolérance ne peuvent fonder la possession. » 
[36]        Rien n’indique dans la preuve que la situation ait changé lorsque, en 1990, suite au décès du père de la demanderesse, sa mère vend l’actuel lot 3 103 397 à Raymond, frère de la demanderesse. 
[37]        Pas plus que ses parents avant lui, Raymond ne s’oppose à ce que les chevaux de la demanderesse et de son époux circulent librement sur la partie boisée de son terrain.  Madame reconnaît que Raymond va sur la partie arrière de son terrain au moins une fois par année.  La preuve révèle aussi qu’il fait une coupe de bois autour de 2005 sur cette partie.  Madame dit qu’elle n’en a pas eu connaissance. 
[38]        C’est peut-être le cas mais il serait étonnant que son époux, aujourd’hui décédé, avec qui selon elle, elle s’occupait de l’immeuble comme le ferait son propriétaire, ne s’en soit pas aperçu du tout.  La demanderesse et son époux habitent alors à quelques centaines de mètres du boisé.  Celui-ci est séparé du chemin public par une prairie, adjacente à leur résidence que les hommes, la machinerie et les véhicules doivent traverser pour aller au boisé et pour en ressortir le bois coupé.   Le va-et-vient causé par les travaux ne pouvait pas passer inaperçu.  La coupe de bois s’est étirée sur plusieurs semaines et a eu lieu sans opposition de leur part. 
[39]        De plus, lors de son interrogatoire au préalable, madame témoigne que deux de ses filles ont voulu acheter le lot 3 103 397 de la part de son frère Raymond, peu avant que celui-ci ne le vende au défendeur. 
[40]        Si madame s’était alors considérée propriétaire de la moitié du lot en question pour l’avoir possédé depuis aussi loin que 1976, il est étonnant qu’elle n’ait pas dit à ses filles que c’est à elle qu’elles devraient faire une offre d’achat pour la demie nord-est du lot en question, et non pas à Raymond.
Référence : [2014] ABD 110

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