Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.
Le 1er octobre dernier, j'attirais votre attention sur les enseignements récents de la Cour d'appel en matière de solidarité imparfaite (in solidum) entre les débiteurs d'une obligation contractuelle et une tierce partie. Dans cette affaire, la Cour d'appel indiquait que l'on pouvait retenir, in solidum, la responsabilité des co-contractants et du notaire instrumentant. La genèse de cette solution juridique en droit québécois provient du jugement de 2001 de la Cour suprême dans Prévost-Masson c. Trust Général du Canada ([2001] 3 R.C.S. 882). En effet, dans celui-ci la Cour indiquait qu'il n'est pas nécessaire d'épuiser ses recours contre ses débiteurs avant de rechercher la responsabilité d'un professionnel.
Les faits de l'affaire sont relativement simples.
En 1988, l'Intimé vend des terrains à une société commerciale et deux actionnaires se portent débiteurs solidaires du prix de vente. Plus tard, cette société revend les terrains à 2639‑1565 Québec inc. et dans l’acte de vente cette dernière se porte débitrice solidaire du solde du prix de vente à l’égard de l'Intimé.
À l’échéance du terme du paiement du solde du prix de vente, l'Intimé confie à l'Appelant, son comptable agréé et conseiller professionnel, le soin de préparer un état de compte du solde dû par 2639‑1565 Québec inc. Dans la préparation de cet état, l'Appelant commet une erreur qui ampute la créance de 170 000 $. Un notaire prépare les quittances et reçoit les paiements sur la base de ces chiffres que 2639‑1565 Québec inc. ne cherche pas à corriger.
Une des questions principales dans cette affaire est celle de savoir si l'Intimé pouvait rechercher la responsabilité de ses débiteurs contractuels et de l'Appelant in solidum - puisqu'il les considère tous responsables de sa perte de 170 000$ - ou s'il devait d'abord épuiser ses recours contre ses débiteurs solidaires avant de recherche la responsabilité de l'Appelant.
La théorie de l'Appelant à cet égard est que si l'Intimé a gain de cause contre ses débiteurs contractuels, alors sa faute n'aura causé aucun préjudice.
Au nom d'une Cour unanime, l'Honorable juge Louis Lebel rejette cette prétention et indique qu'il n'est pas nécessaire d'épuiser les recours contractuels avant de d'intenter une action en responsabilité professionnelle:
15 À juste titre, l’appelante souligne que le droit de la responsabilité civile délictuelle ou contractuelle ne suppose pas seulement la constatation d’une faute. Il faut également démontrer le préjudice et le lien de causalité. L’appelante plaide que même si la faute du comptable est établie, les autres éléments constitutifs de la responsabilité civile ne le sont pas. En substance, elle prétend que le dommage n’était pas réalisé lors de l’institution des procédures. Elle ajoute qu’il n’était pas possible de prouver l’existence et le montant du dommage avant d’avoir établi que la remise en état des parties était irréalisable en raison de l’impossibilité de recouvrer la créance. L’existence et la preuve d’un dommage éventuel dépendaient des mesures de recouvrement que la succession Perras aurait dû entamer à la suite de l’annulation de la quittance. Ce n’est qu’après cette étape que les conditions d’ouverture d’un recours contre le comptable auraient été réunies.
16 Cette prétention repose sur une analyse erronée de la situation juridique créée par la quittance signée le 21 décembre 1990. Celle-ci a non seulement éteint les sûretés garantissant le paiement de la créance, mais aussi la créance elle-même. Les termes de cette quittance sont clairs à cet égard :
LESQUELLES sommes de capital et d’intérêt étant maintenant payées et dont quittance, la Comparante aux présentes donne une quittance générale et finale et requiert le Régistrateur du bureau d’enregistrement de Chambly de faire la radiation de tous droits, privilèges, hypothèques, effets de la clause de dation-en-paiement et tous autres droits créés en sa faveur par l’enregistrement des actes ci-haut mentionnés et enregistrés tel que susdit, sous les Numéros 800271, 826127, 800270 et 826128.
LA présente Quittance cancelle et annule tous reçus donnés antérieurement.
17 Le 21 décembre 1990, la situation juridique de Perras à l’égard de Masson s’était cristallisée. Par la faute de Masson, Perras avait perdu sa créance et les sûretés qui l’accompagnaient. Son préjudice étant né et actuel, il n’était pas tenu d’épuiser ses recours contre les débiteurs avant d’intenter son recours en responsabilité professionnelle. À l’égard de Masson, Perras se trouvait titulaire d’une créance fondée sur la responsabilité professionnelle de son conseiller. Celle-ci équivalait à la perte subie qui s’établissait à 182 476,88 $ en capital et intérêts au 21 décembre 1990. Les conditions d’un recours en responsabilité civile contre Masson se trouvaient alors réunies. Une faute avait été commise, un préjudice découlant de cette faute avait été établi. Le préjudice n’avait pas, comme le prétend l’appelante, un caractère purement éventuel. Sa naissance et sa détermination ne dépendaient pas de l’épuisement des procédures de recouvrement que Perras aurait pu entamer contre ses débiteurs.
18 L’argument de l’appelante fait revivre la théorie de la subsidiarité du recours en responsabilité professionnelle, théorie qui a été vivement critiquée par un jugement de la Cour supérieure du Québec prononcé par le juge Lesage en 1986. Cette critique a provoqué un revirement de jurisprudence. Comme le soulignait le juge Lesage, avant 1986, cette théorie avait connu une faveur jurisprudentielle significative, particulièrement dans le domaine de la responsabilité notariale. Saisis de problèmes de responsabilité professionnelle, les tribunaux devaient déterminer si le préjudice existait et si le montant de ce dernier était établi. (Voir Caisse populaire de Charlesbourg c. Lessard, [1986] R.J.Q. 2615, p. 2622.) Une fois l’existence du préjudice démontrée, aucun obstacle additionnel n’empêchait la poursuite contre le professionnel. Autrement dit, la solution qui prévalait antérieurement assimilait l’auteur d’une faute professionnelle à une simple caution qui avait le droit d’exiger l’épuisement des recours contre les autres débiteurs. Le recours en responsabilité professionnelle était alors assujetti à une sorte d’obligation préalable de discussion. Depuis, la jurisprudence a écarté cette solution et a admis la recevabilité immédiate du recours, une fois l’existence et le montant du dommage établis. (Voir Caisse populaire St-Étienne-de-la-Malbaie c. Tremblay, [1990] R.D.I. 483 (C.A.); Leenat ltée c. Bierbrier, [1987] R.D.J. 551 (C.A.); Bourque c. Hétu, [1992] R.J.Q. 960 (C.A.); Tamper Corp. c. Johnson & Higgins Willis Faber Ltd., [1993] R.R.A. 739 (C.A.); P.‑Y. Marquis, La responsabilité civile du notaire (1999), p. 48-52; J.-L. Baudouin et P. Deslauriers, La responsabilité civile (5e éd. 1998), p. 929.)
Le texte intégral du jugement est disponible ici:
http://bit.ly/18vqeN1
Référence neutre: [2013] ABD Rétro 48
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