mardi 12 novembre 2013

La réclamation d'un quantum clairement exagéré est un signe puissant d'abus de procédure et de poursuite-bâillon

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

Le 19 août dernier, je critiquais le courant jurisprudentiel majoritaire (ou, du moins, du courant que je percevais comme étant majoritaire) voulant que le montant d'une réclamation, en soi, ne puisse constituer un abus au sens des articles 54.1 C.p.c. Sans vous reproduire ici tout mon propos, je suis en désaccord avec ce courant parce qu'une des motivations du législateur en adoptant les articles 54.1 C.p.c. et suivants était de combattre l'excès et la démesure. Je me réjouis donc grandement de la décision récente rendue par l'Honorable juge Pierre J. Dalphond dans Savoie c. Thériault-Martel (2013 QCCA 1856) où il pose clairement le principe que la réclamation démesurée de dommages est un abus qui doit être sanctionné.


Dans cette affaire, le juge Dalphond est saisi d'une requête pour permission d'en appeler d'un jugement rendu par l'Honorable juge Gary D.D. Morisson. Ce jugement a rejeté le recours en diffamation du Requérant au motif que celui-ci est abusif et, conformément à l'article 54.4 C.p.c., a réservé le droit de l'Intimée de présenter une requête dans les 60 jours pour obtenir des dommages en remboursement des honoraires extrajudiciaires encourus ou des dommages punitifs.
 
Le juge Dalphond souligne d'entrée de jeu que le fait que l'affaire soulève une question relativement nouvelle, de principe ou controversée (la qualification de poursuite-bâillon) n'est pas déterminant en soi sur la question de la permission. Encore faut-il selon lui que le Requérant  démontre que le jugement de première instance souffre en apparence de faiblesses.
 
C'est à ce chapitre que le juge Dalphond est d'opinion que la demande de permission doit échouer. En effet, il ne voit pas dans les motifs de première instance d'erreur qui pourrait justifier l'intervention de la Cour.
 
Il souligne tout particulièrement le montant excessif des dommages réclamés en l'absence de preuve apparente de préjudice subi par le Réquérant. Les propos du juge Dalphond à cet égard m'apparaissant remarquables et très justes, je reproduis ceux-ci in extenso:
[23] Le demandeur a entrepris une action personnelle contre la défenderesse par laquelle il lui réclame 200 000 $ en dommages et intérêts moraux et 200 000 $ en dommages et intérêts punitifs aux motifs qu’elle l’aurait intentionnellement diffamé. 
[24] La faute alléguée aurait été commise le 14 juin 2011 dans le cadre d’une manifestation d’une coalition anti-PPP devant l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie. Il s’agissait d’un rassemblement visant à faire valoir une position politique sur un sujet d’intérêt public. 
[25] Dans le cadre de cette assemblée publique, la défenderesse aurait déclaré publiquement : 
Il y a eu un cas de gastro-entérite, Monsieur Savoie est allé voir les préposés pour leur dire de cesser de changer les résidents durant la nuit parce que le budget était pété!
[26] Ces propos ont été reproduits le 15 juin 2011 dans le journal Le Courrier du Suddans les termes suivants : 
Donnant un exemple parmi tant d’autres, Mme Martel a fait état au cours de son intervention d’un cas révélateur de l’attitude du propriétaire. « Il y a eu un cas de gastroentérite, M. Savoie est allé voir les préposés pour leur dire de cesser de changer les résidents durant la nuit parce que le budget était pété! » 
[27] Il importe de souligner ici le paragraphe 18 de la requête introductive d’instance : 
La défenderesse a choisi de reprendre à son propre compte des propos mensongers et diffamatoires diffusés par un syndicat de la CSN et publiés par le réseau TVA tel qu’il appert au bulletin de nouvelles dont copie est communiquée comme pièce P-2 ; 
[28] En d’autres mots, elle aurait repris essentiellement des allégations syndicales largement publicisées précédemment. 
[29] Quant aux conséquences qui découleraient des propos allégués, le juge souligne qu’ils sont décrits de façon laconique. 
[30] Je reproduis ici les paragraphes 29 à 32 de la requête introductive du demandeur : 
29. En raison des propos diffamatoires de la défenderesse, le demandeur a subi des dommages moraux qu’il estime à la somme de 200 000,00 $ en raison de la gravité de l’accusation et de l’importance de sa diffusion ;  
30. Le demandeur est un homme connu du public et sa réputation à titre de mécène et de personne soucieuse du bien être des personnes âgées est gravement entachée par l’accusation de la défenderesse ;  
31. Le demandeur est régulièrement sollicité par des œuvres caritatives et des organismes de bienfaisance comme porte-parole et/ou comme organisateur de levée de fonds et sa crédibilité est gravement atteinte par les propos diffamatoires de la défenderesse ;  
32. Le demandeur est également le porte-parole de son entreprise familiale dans le domaine des résidences de personnes âgées et sa crédibilité personnelle et sa réputation sont gravement atteintes par les propos diffamatoires de la défenderesse ; 
[31] En d’autres mots, des dommages uniquement moraux, dont on ne donne aucune précision, comme l’annulation d’invitations ou la perte de contacts. Bref, aucun indice d’un quelconque préjudice à la réputation du demandeur. 
[32] De plus, la procédure n’allègue nullement le nombre de personnes qui auraient entendu les propos allégués lors de la manifestation et encore moins le tirage de l’hebdomadaire de la Rive-Sud où ils auraient été reproduits. Il s’agit cependant là pourtant d’éléments critiques dans l’évaluation du préjudice. 
[33] De même, celui-ci n’allègue pas avoir souffert d’anxiété ou de stress découlant des propos allégués. Il ne mentionne même pas que son sommeil a pu être perturbé ne serait-ce qu’une nuit. Nulle part, il ne mentionne que cela ait pu avoir des conséquences sur ses fonctions au sein du CHSLD, son cercle social ou les sollicitations nombreuses dont il faisait l’objet avant les propos allégués. 
[34] Il réclame aussi la somme de 200 000 $ en dommages et intérêts punitifs. Au soutien, voici ce qu’énonce son action : 
33. De plus le demandeur est en droit de réclamer de la défenderesse des dommages punitifs au montant de 200 000,00 $ en raison du caractère intentionnel et illicite de l’accusation diffamatoire ;  
34. Les dommages punitifs réclamés sont de plus justifiés en ce que la défenderesse agit de concert et/ou a l’appui de l’AQDR (Association Québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées) en rapport avec ses propos diffamatoires à l’égard de la personne du demandeur, tel qu’il appert à la lettre P-4, ce qui a comme conséquence de porter gravement atteinte à la réputation du demandeur auprès des membres et sympathisants de cet organisme en refusant notamment et délibérément de se rétracter ; 
[35] Le juge souligne qu’un tel montant de dommages punitifs est hors norme. À ma connaissance, un tel montant n’a jamais été accordé au Québec dans un dossier de diffamation, et ce, même dans des affaires d’une gravité bien supérieure à celle de la présente (Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo, 2009 QCCA 2201, [2009] R.J.Q. 2743, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, 10 mars 2011, [2011] 1 R.C.S. v). 
[36] Si on ajoute l’article 1621 C.c.Q., qui précise les critères de détermination du quantum de tels dommages, il devient évident que la conclusion est excessive, démesurée, considérant la situation de la défenderesse, à supposer qu’elle ait commis une faute intentionnelle au sens de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne portant atteinte au droit du demandeur à sa réputation, honneur et dignité (art. 4 Charte). 
[37] En résumé, je retiens qu’à supposer que les propos de la défenderesse constituent une faute et non un commentaire acceptable sur la gestion du CHSLD par le demandeur, il ne s’agit manifestement pas d’une faute grave dans le contexte des déclarations syndicales précédentes et des conséquences, s’il en est, sur le demandeur. 
[38] Dans les circonstances, je suis d’avis que le juge pouvait en application de l’article 54.2 C.p.c. conclure que le demandeur n’avait pas démontré que sa demande n’était pas une procédure exercée de manière excessive ou déraisonnable, révélatrice de sa vraie nature, soit une poursuite-bâillon. Entre d’autres mots, un détournement des fins de la justice. 
[39] L’analyse du juge de la Cour supérieure ne semble donc pas entachée d’une erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.  
[40] Au contraire, elle apparaît conforme à l’arrêt Trace Foundation c. Chossudovsky, 2011 QCCA 2325, autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée avec dépens, 31 mai 2012, 34656. Dans ce court arrêt, prononcé séance tenante, la Cour considère qu’il est suffisant de dire, pour confirmer le rejet sommaire de l’action en diffamation de la fondation : 
[2] La juge conclut que le recours contre l’intimé tient de la procédure abusive considérant les montants réclamés, la faiblesse des reproches à son égard et l’absence d’une apparence suffisante d’un lien de causalité le reliant aux dommages. 
[41] Je ne peux que noter les similarités avec la présente affaire, notamment, par la nature de la faute alléguée, des dommages réclamés et du rôle de la personne poursuivie.
Commentaires:

Avec grand respect pour l'opinion contraire, le raisonnement adopté par les juges Dalphond et Morisson dans cette affaire me semble être en pleine conformité avec l'intention du législateur. La réclamation de montants complètement démesurés dans le cadre de recours en diffamation est une tactique d'intimidation bien connue, à laquelle le législateur a décidé de s'attaquer en adoptant les articles 54.1 C.p.c. et suivants. Dans ce contexte, je ne vois pas comment les tribunaux québécois pourraient ne pas sanctionner l'abus de la démesure.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/1aPupIM

Référence neutre: [2013] ABD 452

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