lundi 19 août 2013

Une poursuite peut être abusive même si elle est bien fondée ou, à tout le moins, pas manifestement mal fondée

par Karim Renno
Irving Mitchell Kalichman s.e.n.c.r.l.

En mon humble opinion, les articles 54.1 et suivants C.p.c. ne sont toujours pas utilisés à leur plein potentiel. La responsabilité pour ce constat incombe à tous les acteurs du système judiciaire. (1) Le législateur parce que malgré le caractère novateur de ces articles, leur rédaction demeure confuse, (2) les avocats parce que nous présentons des requêtes fondées sur ces articles beaucoup trop fréquemment, exaspérant les membres de la magistrature (qui ont raison d'être exaspérés en passant) et (3) les juges parce que l'interprétation donnée à ces articles est beaucoup trop réductrice. En effet, avec les articles 54.1 et suivants, le législateur donne un outil superbe aux tribunaux pour s'attaquer à la démesure, mais le rendez-vous est jusqu'à maintenant manqué même si, comme le souligne l'affaire Prud'Homme c. Médiasud inc. (2013 QCCS 3836), nul besoin de conclure que des procédures sont mal fondées pour conclure à abus et particulièrement à la démesure.
 

Dans cette affaire, l'Honorable juge Daniel W. Payette est saisi d'un recours en diffamation par lequel les Demanderesses réclament le montant total de 110 000$ en dommages moraux et punitifs. Son analyse des faits pertinents l'amène à conclure que les Défendeurs en l'instance n'ont pas commis de faute engendrant leur responsabilité.
 
Il se tourne alors vers la demande reconventionnelle pour abus de procédure déposée au dossier. À ce chapitre il souligne, à bon droit, que des procédures peuvent être abusives même si elles sont bien fondées en tout ou en partie (à plus forte raison, des procédures peuvent également être abusives lorsqu'elles sont mal fondées sans qu'il soit nécessaire qu'elles soient manifestement mal fondées). Ce serait le cas par exemple de procédures par lequel on réclamait un montant excessif de dommages:
[224] L’article 54.1 C.p.c. prévoit que l’abus peut résulter du détournement des fins de la justice notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics. 
[225] Devant une telle situation, le comportement du demandeur peut être sanctionné même si sa demande est par ailleurs fondée en droit ou en fait.
En l'espèce cependant, bien que le juge Payette en vient à la conclusion que le montant de la poursuite était clairement exagéré, il ne vient pas à une conclusion d'abus:
[244] Mais surtout elle réclame la somme de 100 000 dollars à titre de dommages moraux et punitifs pour elle-même. Or, ce montant est clairement exagéré en l’espèce tant et si bien que, pour le rendre plus acceptable, Prud’homme ajoutera Max Aviation et Cargair comme demanderesses en ne modifiant le montant réclamé que de 10 000 dollars. Ce montant restera identique même lorsque les demanderesses amenderont leur procédure pour alléguer de nouvelles fautes et joindre de nouveaux défendeurs ce qui, en toute logique, aurait dû entraîner des dommages additionnels si le montant initial réclamé correspondait à une réalité. Or, le montant réclamé reste le même. 
[245] L’explication que donne le procureur des demanderesses sur la décision de ne pas modifier le montant réclamé est déconcertante : 
[...] 
[248] Cela dit, en l’espèce, ces indices ne sont pas suffisants pour conclure à un abus de la part des demanderesses. La décision tactique de Prud’homme de transmettre une mise en demeure d’un tel montant et de la faire suivre d’une poursuite essentiellement du même montant est sans doute discutable mais elle n’est pas suffisante pour conclure à un abus de la part des demanderesses face à la présomption de bonne foi dont elles bénéficient.
Commentaire:

Avec grand respect, je suis d'opinion que le courant majoritaire dans lequel s'inscrit cette décision doit être mis de côté. Il était clairement de l'intention du législateur de mettre un terme à la pratique par laquelle on intente des procédures judiciaires pour des montants démesurés et irréalistes en incluant à l'article 54.1 les mots "excessive ou déraisonnable" et en donnant au tribunal le pouvoir, à l'article 54.3, de modifier les conclusions recherchées. Dans la mesure où la Cour en vient à la conclusion que les dommages qui étaient réclamés étaient clairement exagérés, il fallait selon moi conclure à l'abus. Ici, le juge Payette indique qu'il aurait accordé le montant de 4 000$ s'il avait accueilli l'action...
 
J'ouvre une parenthèse pour répondre à ceux qui me répondraient que le montant d'une action ne change rien et que le procès serait le même que le montant réclamé soit 10 000$ ou 110 000$. En un mot, c'est réducteur. L'impact de l'existence de poursuites en dommages contre une personne, particulièrement une personne physique, accroît avec le montant réclamé ne serait-ce qu'au niveau de l'impact sur le crédit de cette personne. Le facteur intimidation n'est aussi clairement pas le même.
 
Particulièrement en matière de diffamation, les tribunaux sont selon moi trop timides quand vient le temps de sanctionner une poursuite intentée pour un montant clairement hors norme.

Le texte intégral du jugement est disponible ici: http://bit.ly/16DmVXh

Référence neutre: [2013] ABD 330
 

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.