
Renno Vathilakis Inc.
L'injonction permanente n'est pas un jugement à proprement parler, mais plutôt une ordonnance. Il ne s'agit pas d'une simple question de sémantique, puisque si l'autorité de la chose jugée s'applique à un jugement, il en est autrement pour une ordonnance, laquelle peut toujours être modifiée ou même annulée si les circonstances justifiant son émission ont changé. L'Honorable juge Damien St-Onge traite de la distinction et de la possibilité de modifier une ordonnance d'injonction permanente dans Robitaille Équipement inc. c. Hamel (2025 QCCS 1623).
Dans cette affaire, les Demandeurs recherchent un constat de caducité à leur égard d’ordonnances d’injonction permanente prononcées le en septembre 2005 suivant un acquiescement partiel à la demande. Ils allèguent que cette ordonnance d'injonction permanente n'a plus sa raison d'être puisque le brevet sur lequel elle était principalement fondée est expiré.
Le Défendeur s'objecte à cette demande pour plusieurs motifs, dont le fait qu'on ne peut modifier une injonction permanente.
Sur cette question, le juge St-Onge souligne que l'injonction permanente demeure une ordonnance de la Cour - et non un jugement à proprement parler - de sorte que la Cour supérieure a toujours le pouvoir de la modifier ou l'annuler si les circonstances pertinentes ont été modifiées:
[38] L’injonction n’est pas un jugement au sens usuel du terme, c’est un ordre du tribunal.
[39] Le juge Vauclair dans l’arrêt Trudel c. Foucher déclare à cet effet :[63] L’argument veut plutôt que l’obligation découlant de l’ordonnance judiciaire du juge Trudeau, rendue en 1996, est prescrite en 2011. Or, l’injonction permanente est, comme sa désignation l’indique, permanente. On ne saurait en abréger ses effets par l’écoulement du temps. Une injonction n’est pas l’expression d’un droit qui découle d’un jugement, pour reprendre la terminologie de l’article 2924 C.c.Q. Elle est plutôt un moyen de forcer le respect d’un droit préexistant, ici d’un droit réel, la servitude, qui n’est pas éteint (art. 1191 C.c.Q.). Bref, l’injonction permanente impose des obligations. Il ne saurait être question de prescription. Ce moyen est rejeté.[40] Le jugement Belleau du 19 septembre 2005 est un jugement final sur inscription partielle de la demande, les ordres découlant des ordonnances 3 et 4 dudit jugement sont permanents, donc imprescriptibles.
[...]
[45] Le brevet du défendeur étant expiré et considérant l’ordre à l’égard des demandeurs découlant du jugement Belleau, y a-t-il lieu pour le Tribunal de déclarer que le jugement Belleau ne produit plus d’effet ?
[46] La réponse est oui.
[47] Non seulement le Tribunal est d’avis qu’il dispose du pouvoir de ce faire, en plus ce pouvoir lui appartient et non pas à la Cour d’appel, tel que l’avocat du défendeur semble le soutenir.
[48] Voici ce que nous enseigne la Cour d’appel dans l’arrêt Beaudoin c. Cabaret Music-Hall inc. :[17] Je propose le rejet de la requête de La Tulipe pour motif d’absence de compétence. La demande doit être décidée par la Cour supérieure. Voici pourquoi.[18] La Cour a déjà décidé dans Radio taxi union ltée c. Cyr que la Cour supérieure possède la compétence requise afin de déclarer qu’une ordonnance d’injonction qu’elle-même a préalablement prononcée devient caduque lorsque les circonstances le justifient. Dans cette affaire, une ordonnance d’injonction avait été rendue à l’encontre d’un des chauffeurs de Radio taxi en application d’une règle alors prévue dans ses règlements internes qui prohibait à ses membres l’usage d’un téléphone cellulaire. Cette règle ayant ultérieurement été abrogée, le chauffeur, seule personne à qui il était dorénavant interdit d’utiliser un téléphone cellulaire malgré l’abrogation de la règle, vu l’injonction, présente alors à la Cour supérieure une requête afin de faire déclarer l’ordonnance d’injonction caduque à son égard. La Cour supérieure rejette cette requête.[19] La Cour accueille l’appel. Sous la plume du juge Chamberland, elle écrit que :Contrairement à ce que croit le premier juge, l’appelante ne cherche pas ainsi à se pourvoir contre l’ordonnance du 27 juin 1990. Cette ordonnance, qui n’a pas été portée en appel, a l’autorité de la chose jugée. L’appelante ne soutient pas qu’elle était mal fondée; elle soutient que les circonstances qui en ont amené l’émission ont radicalement changé. L’appelante ne cherche pas non plus à faire déterminer par jugement les droits et obligations qui lui incombent suite à l’émission de l’ordonnance du 27 juin 1990; elle les connaît! Elle les connaît d’ailleurs si bien que c’est exactement pour cela qu’elle demande à la Cour de déclarer que l’ordonnance est maintenant devenue caduque. L’analogie entre la requête de l’appelante et l’appel ou la requête en jugement déclaratoire n’est donc pas appropriée; pas plus d’ailleurs que ne le serait l’analogie avec la rétractation de jugement. L’appelante n’invoque pas la découverte récente de faits qui existaient au moment où l’ordonnance a été émise; elle invoque plutôt des faits qui sont survenus depuis le 27 juin 1990 et qui n’existaient pas au moment où l’ordonnance fut émise. Un justiciable a le droit de demander au tribunal qui a émis une ordonnance qui le vise de façon permanente, de déclarer que, les circonstances ayant changé, l’ordonnance cesse de produire des effets à son endroit. […][Soulignements dans l’original][20] Traitant de la nature même de l’injonction, le juge Chamberland rappelle, comme la Cour l’avait déjà relevé dans McNicoll c. La Cité de Jonquière, qu’elle ne constitue pas un jugement proprement dit, mais plutôt « un ordre », puis il précise que :Le législateur a prévu un régime particulier à son égard tant et si bien que, contrairement à la règle générale, elle demeure en vigueur nonobstant l’appel du jugement qui l’accorde, à moins qu’elle ne soit suspendue provisoirement par un juge de notre Cour, conformément à l’article 760 C.p.c. Le législateur prévoit expressément que l’injonction interlocutoire puisse être suspendue (article 757 C.p.c.); les tribunaux ont aussi reconnu que l’injonction interlocutoire doit être suspendue lorsque les motifs qui l’ont justifiée cessent d’exister (Nouvel Aqueduc de Ste-Elizabeth (Inc.) c. La corporation de la paroisse de Notre-Dame de Lourdes et al (1937) Rev. de Juris. 437 (C.S.)). Je ne vois pas pourquoi, même en l’absence d’une disposition législative précise, la même possibilité ne serait pas offerte au justiciable visé par une injonction permanente qui n’aurait plus sa raison d’être.[21] Enfin, après avoir souligné que le recours que cherchait à exercer le chauffeur faisait appel aux pouvoirs inhérents de la Cour supérieure, le juge Chamberland ajoute ceci : « Ayant le pouvoir d’émettre une ordonnance d’injonction permanente, la Cour supérieure a le pouvoir, corollaire, de dire que cette ordonnance n’a plus sa raison d’être ».[22] Les motifs de la Cour énoncés dans cet arrêt ont depuis été suivis ou considérés.[23] Il est vrai que la Cour d’appel possède la compétence requise pour rendre le jugement que la Cour supérieure aurait dû rendre lorsqu’elle constate que celle-ci a commis une erreur révisable et que l’injonction est alors le remède approprié. C’est ce que la Cour a fait en l’espèce. Une fois l’arrêt rendu, seule la Cour supérieure peut modifier ou mettre fin à l’ordonnance d’injonction pour cause de caducité, notre Cour est devenue à cet égard functus officio. Ainsi, peu importe que le jugement qui accueille une demande d’ordonnance d’injonction permanente soit confirmé ou modifié en appel, seule la Cour supérieure peut la réviser ou l’annuler pour ce motif. Il en va de même si la Cour supérieure rejette une demande d’injonction permanente et que la Cour d’appel infirme ce jugement et rend l’ordonnance qui aurait dû être rendue.[24] Le fait que ce soit la Cour supérieure qui possède le pouvoir inhérent de rendre une ordonnance d’injonction renforce à mon avis l’idée qu’elle seule peut modifier ou déclarer caduque, lorsque les circonstances le justifient, une telle ordonnance rendue par la Cour d’appel en place et lieu de la Cour supérieure. En l’espèce, La Tulipe recherche une déclaration de caducité d’une telle ordonnance d’injonction qui, soutient-elle, n’a plus sa raison d’être vu l’adoption d’une nouvelle disposition qui exempte de l’application de l’article 9 du Règlement les bruits émis pour certains usages. Il appartient donc à la Cour supérieure de décider s’il y a lieu de déclarer caduque en tout ou en partie, ou encore de modifier, l’ordonnance visée.[Références omises][49] Appliquant ces principes au présent litige, les demandeurs sont justifiés de demander au tribunal qui a émis les ordonnances permanentes du jugement Belleau de les revoir et, s’il y a lieu, de déclarer que les circonstances ont changé et que ces ordonnances cessent de produire leurs effets.
Référence : [2025] ABD 203
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