
Renno Vathilakis Inc.
Traditionnellement, la jurisprudence québécoise nous enseigne que le vendeur d'un lot ne peut pas le ré-acquérir par prescription puisque sa détention est précaire. Or, dans sa récente décision de Ferme Hamelon (JDF) & Fils c. Ferme du Berger Roux inc. (2025 QCCS 1593), l'Honorable juge Philippe Cantin indique que le vendeur peut acquérir par prescription s'il ne pensait pas avoir vendu en premier lieu.
Dans cette affaire, le juge Cantin est saisi du recours de la Demanderesse qui recherche une déclaration qu'elle a acquis la parcelle d'un lot par prescription. La Défenderesse conteste et fait valoir qu'il est impossible que la Demanderesse acquière par prescription la partie d'un lot qu'elle a elle-même vendu à la Défenderesse.
Le juge Cantin souligne d'abord qu'il est vrai que la jurisprudence québécoise ne semble pas admettre la possibilité pour un vendeur de ré-acquérir un immeuble qu'il a vendu au motif que sa possession est alors précaire:
[26] La défenderesse réfère le Tribunal à l’arrêt de la Cour d’appel dans Milford c. Gabie[16] où il a été décidé que le vendeur qui conserve la chose vendue ne peut être qu’un détenteur précaire :
[33] L'absence d'élément intentionnel ou la reconnaissance d'un domaine supérieur fait échec à la possession. L'article 2203 C.c.B.C. prévoit:
2203. Ceux qui possèdent pour autrui, ou avec reconnaissance d'un domaine supérieur, ne prescrivent jamais la propriété, pas même par la continuation de leur possession après le terme assigné.Ainsi […] tous ceux qui détiennent précairement la chose du propriétaire, ne peuvent l'acquérir par prescription.
[34] Le pseudo-possesseur doit être qualifié, dans ce cas, de détenteur précaire. Vincelette (précité, no. 133, à la page 105) écrit:
La détention précaire consiste […] dans le maintien d'une chose sous sa puissance, le même élément matériel que la possession, afin d'y exercer un droit réel dont on reconnaît la titularité à autrui, se privant du même coup de l'élément intentionnel. Le plus souvent, la détention précaire survient en faveur de son cocontractant, duquel on tient un droit personnel autorisant l'exploitation de la chose, avec l'obligation au moins implicite de la rendre éventuellement.
[35] Or, selon Vincelette, le vendeur ne peut être qu'un détenteur précaire puisqu'il a pris l'engagement de livrer reconnaissant ainsi le transfert de propriété à l'acheteur:
[…] le vendeur, comme tous ceux qui possèdent pour autrui, ni plus, ni moins, reste détenteur précaire jusqu'à une interversion de titre en bonne et due forme.(précité, no. 141, à la p. 109)
[36] Pierre Martineau (Traité de droit civil - La prescription, Presses de l'université de Montréal, Montréal, 1977) est plus explicite encore. Il écrit, aux numéros 60 et 69 (pages 59 et 67) de son ouvrage:
60-Perte de l'animus seul - C'est le cas du vendeur qui ne livre pas la chose immédiatement, mais convient de la conserver pour la livrer plus tard […]Dans ces situations, le vendeur, qui avait la possession antérieurement à la vente, se trouve à garder matériellement la chose entre ses mains, mais il convient de la détenir non plus pour le compte, à titre de propriétaire, mais pour le compte de l'acheteur dont il se trouve à reconnaître le droit. Le vendeur n'a plus l'animus et partant, n'a plus la possession; celle-ci est passée à l'acheteur qui possède corpore alieno. […]69. -Solution au problème du vendeur- Nous croyons que, en toute hypothèse, le vendeur qui conserve la chose vendue est un détenteur précaire qui ne peut prescrire contre l'acheteur.Par définition, la vente vise le transfert du droit de propriété. En adhérant à ce contrat, le vendeur manifeste sa volonté de transmettre ce droit à l'acheteur; il se trouve donc, nécessairement, à reconnaître que l'acheteur est propriétaire; il n'a donc plus l'animus requis pour une possession véritable. […]En vendant, le possesseur s'est trouvé à renoncer à l'animus; le seul fait de continuer à occuper la chose vendue n'est certainement pas suffisant à le faire renaître.
[37] Martineau ajoute un autre argument concernant l'obligation de garantie du vendeur:
Il existe un autre motif de rejeter la revendication du vendeur qui, ayant conservé la chose pendant plus de trente ans, prétendrait avoir prescrit contre l'acheteur; le vendeur est tenu à l'obligation de garantie de ses faits personnels selon laquelle il n'est pas admis à troubler l'acheteur; ce dernier peut donc opposer l'exception de garantie qui est perpétuelle.
[38] En l'espèce, Nina Milford doit être considérée, aux fins de la possession, comme détentrice précaire puisqu'elle était vendeur, au même titre que son mari, des terrains en litige. De plus, comme elle est légataire universelle de son mari, non seulement continuait-elle la détention précaire de ce dernier (art. 2203, 2204 C.c.B.C.), mais encore était-elle tenue à l'obligation de garantie du vendeur envers l'acheteur (art. 1508ss C.c.B.C.), M. William Kenney et ses ayants cause, les intimés Gabie et Day. Elle ne pouvait donc prescrire.
[Soulignements dans l’original, emphases ajoutées, renvois omis]
[27] La défenderesse réfère également au jugement dans Houle c. Ouellette[17] qui est au même effet :
[24] En 1993, M. Houle croit céder à Mme Lacharité la propriété de la parcelle réclamée par acte de partage notarié. Tel n’est pas le cas puisqu’il a déjà vendu la parcelle réclamée, à son insu selon lui, par l’acte de vente intervenu en 1978. Par conséquent, il ne connait peut-être pas la précarité de son titre en 1993, mais assurément, de juin 1993 à janvier 2015, M. Houle considère avoir cédé à son ex-épouse tous ses droits, titres et privilèges sur la parcelle réclamée, sans déclarer quelque empiètement exercé par lui-même sur celle-ci.
[25] En conséquence, M. Houle ne peut se prétendre possesseur de la parcelle réclamée puisqu’il la détient pour le compte de Mme Lacharité à qui il l’a cédée, du moins selon sa compréhension de l’acte de partage de juin 1993. Comme cédant ou vendeur de la parcelle réclamée, M. Houle, comme tous ceux qui possèdent pour autrui, reste simple détenteur. Dès lors, de 1993 à 2015, il n’a plus l’intention (animus) de posséder, essentielle au concept de possession et qui est définie comme l’élément intentionnel d’avoir la chose pour soi-même, comme propriétaire. M. Houle n’est tout au plus qu’un détenteur pour le compte d’autrui, lequel ne peut prescrire contre le propriétaire.
[26] En effet, les articles 2913 et 2914 C.c.Q., précités, énoncent le principe voulant que la seule détention ne puisse fonder la prescription à moins qu’il n’y ait interversion de titre. M. Houle n’étant plus propriétaire de la parcelle réclamée soit depuis sa vente en 1978, soit parce qu’il croyait l’avoir cédée à son ex-épouse en 1993, il ne pouvait prétendre à la possession de celle-ci, mais tout au plus à sa détention, laquelle ne peut fonder une prescription acquisitive sans interversion de titre.
[28] La jurisprudence fournit d’autres exemples de situations où il a été décidé que le vendeur d’un terrain ne peut, subséquemment, se le réapproprier par prescription acquisitive puisque l’animus est alors manquant[18].
Tout en reconnaissant que ce courant jurisprudentiel ne semble pas contredit, le juge Cantin est néanmoins d'avis que la Demanderesse doit ici avoir gain de cause. En effet, contrairement aux causes citées, la Demanderesse conteste avoir vendu la partie du lot en litige, de sorte qu'elle n'a jamais reconnu le titre de propriété de la Défenderesse. Il en découle selon le juge d'une véritable possession et non d'une détention précaire:
[33] En effet, comme déjà indiqué, l’animus forme l’élément intellectuel de la possession, soit l’intention de posséder à titre de propriétaire. Or, dans les autorités précédemment citées, l’animus était absent puisque, dans chacun des cas, le demandeur reconnaissait avoir vendu la parcelle de terrain qu’il cherchait maintenant à acquérir par prescription. C’est cette reconnaissance du transfert de propriété par l’aspirant acquéreur qui le prive d’exprimer la volonté de posséder à titre de propriétaire[21].
[34] La situation est différente en l’espèce puisque Denis Hamel ne reconnaît pas avoir cédé à Onil Bernier la parcelle de terrain que la demanderesse tente maintenant d’acquérir par prescription.
Il sera intéressant de voir si cette affaire sera portée en appel.
Référence : [2025] ABD 198
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