lundi 8 janvier 2024

S'il est vrai que toute partie au litige peut soulever un conflit d'intérêts, les tribunaux feront preuve de circonspection lorsque la demande ne provient pas de l'ancien client

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

La nécessite d'éviter les conflits d'intérêts au sein du système judiciaire est si manifeste que l'on permet à toute partie au litige - même celle qui ne subit pas de préjudice direct du conflit d'allégué - de soulever un tel conflit et de demander la disqualification d'un procureur. Cela ne veut pas dire pour autant qu'une demande faite par un tiers sera analysée de la même façon que cette faite par la partie directement touché. En effet, dans Conseil de la magistrature du Québec c. Procureur général du Québec (2024 QCCS 14), l'Honorable juge Serge Gaudet souligne que les tribunaux feront généralement preuve d'une plus grande circonspection lorsque la demande en disqualification émane d'un tiers.


Dans cette affaire, le juge Gaudet est saisi de la demande du Défendeur de déclarer inhabile les procureurs du Demandeur, au motif qu'ils seraient présentement en situation de conflit d'intérêts.

En août 2022, le Demandeur, la juge en chef de la Cour du Québec de l’époque, le juge en chef associé et la juge en chef adjointe responsable des cours municipales introduisent un pourvoi en contrôle judiciaire devant la Cour supérieure afin de faire déclarer inconstitutionnelles et invalides certaines dispositions législatives et réglementaires adoptées en 2022 et qui sont relatives à l’élaboration des critères de sélection des candidats à la fonction de juge à la Cour du Québec ou d’une cour municipale. Les quatres Demandeurs sont alors représentés par les mêmes procureurs.

À l'aube de l'audition sur cette demande en contrôle judiciaire qui doit avoir lieu en décembre 2023, un règlement intervient entre trois des Demandeurs et le Défendeur. Cependant, le Conseil de la magistrature n'y intervient pas et veut poursuivre sa demande. 

Selon le Défendeur, les avocats du Demandeur restant ne peuvent continuer d'agir, étant en conflit d'intérets entre ceux du Demandeur restant et ceux des anciens Demandeurs qui désirent que le litige cesse. Le juge Gaudet - même s'il accepte que le Défendeur peut soulever ce conflit d'intérêts allégué même s'il n'en souffre aucune préjudice - souligne tout de même que c'est avec circonspection que les tribunaux traitent de telles demandes:
[24] La première, c’est qu’il faut des motifs « graves et contraignants » pour priver une partie de l’avocat de son choix, principe que la Cour d’appel a maintes fois énoncé et qu’elle a d’ailleurs réitéré dans un arrêt récent: 
[…] il convient de rappeler l’importance maintes fois reconnue par les tribunaux du droit d’être représenté par l’avocat de son choix et ce n’est qu’en présence de motifs graves et contraignants que l’on peut s’en écarter. 
[25] En conséquence, il revient à celui qui formule une demande d’inhabilité à démontrer « en quoi [celle-ci] s’impose eu égard à la préservation de l’intégrité du système judiciaire et ce, du point de vue d’une personne raisonnablement bien renseignée ». 
[26] La seconde, c’est qu’en l’espèce, la demande en disqualification de Fasken ne provient pas du juge en chef Richard, ni du juge en chef associé Hughes ou de la juge en chef adjointe Bélanger –qui sont ici les anciens clients du cabinet Fasken en ce qui a trait au recours qui nous intéresse–, mais plutôt de la partie adverse dans le cadre de ce litige, soit le Procureur général. 
[27] Cette précision a son importance puisque, bien que les questions de conflits d’intérêts des avocats soulèvent des enjeux d’ordre public qui peuvent être invoqués d’office par les tribunaux, il reste que ces derniers se montrent plus circonspects lorsqu’une demande d’inhabilité provient non pas du client ou de l’ancien client envers qui un avocat a un devoir de confidentialité ou de loyauté, mais d’un tiers envers qui l’avocat n’a pas de tel devoir, et a fortiori lorsque ce tiers est l’adversaire dans le cadre d’un litige. Il y a alors en effet un risque accru qu’une telle demande de disqualification serve des fins stratégiques qui ont peu à voir avec le maintien de la considération et de l’intégrité du système judiciaire.
Référence : [2024] ABD 12

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