lundi 2 janvier 2023

Il est inexact de prétendre que l'expertise commune est la règle et les expertises distinctes l'exception

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

On présume souvent, depuis la plus récente réforme de la procédure civile (et à la lumière de certains formulaires générés par le Ministère de la justice), que l'expertise commune est la règle et que les expertises distinctes l'exception. Or, selon les enseignements de la Cour d'appel dans l'affaire Webasto c. Transport TFI 6 (2019 QCCA 342), cet énoncé est inexact et le débat contradictoire demeure la règle.


Dans cette affaire, les Appelantes se pourvoient à l'encontre d'un jugement de première instance qui a imposé aux parties l'utilisation d'une expertise commune dans le contexte d'un recours qui allègue un complot anti-concurrentiel au sein des parties défenderesses.

Les Appelantes plaident que l'expertise commune est inadéquate dans la présente affaire parce que le sujet traité est d'une grande complexité et qu'une telle expertise compremettrait leur droit à une défense pleine et entière.

Saisie de la question, une formation unanime composée des Honorables juges Pelletier, Mainville et Ruel souligne d'abord que l'affirmation du juge de première instance que l'expertise commune est la règle est erronée:
[11] Au départ de son analyse, le juge de première instance affirme que « [l]’expertise commune est la règle sous le nouveau Code de procédure civile ». De l’avis de la Cour, cette affirmation relève à tout le moins d’une impropriété de langage et pourrait même être vue comme une erreur de droit.

[12] Certes, dans la foulée d’un train de mesures destinées à accélérer le processus conduisant à la résolution des litiges et à limiter les coûts qui y sont associés, le législateur désire entre autres resserrer les conditions permettant de recourir aux services d’experts. Ainsi, en application du principe de la proportionnalité, un juge peut même aller jusqu’à interdire une preuve par expertise aux fins d’assurer une saine gestion de l’instance.

[13] Cependant, le principe central de la procédure civile reste celui de la contradiction, comme le prévoit le deuxième paragraphe de l’article 17 du Code de procédure civile : « Dans toute affaire contentieuse, les tribunaux doivent, même d’office, respecter le principe de la contradiction et veiller à le faire observer jusqu’à jugement et pendant l’exécution. Ils ne peuvent fonder leur décision sur des moyens que les parties n’ont pas été à même de débattre. »
La Cour en viendra ultimement à la conclusion que l'expertise commune n'est pas appropriée en la présente instance. Elle ajoute en obiter que l'experte commune sera rarement appropriée lorsque le sujet de l'expertise est au coeur même du litige et que ce sujet laisse place à plusieurs écoles de pensées:
[31] Le marché pertinent joue une fonction essentielle de cadre juridique d’analyse dans la mise en application du droit de la concurrence. À partir d’une analyse approfondie de l’enseignement se dégageant de divers arrêts, dont plusieurs émanant de la Cour suprême, les auteurs Yves Bériault, Madeleine Renaud et Yves Comtois expriment de leur côté l’avis que la définition du marché pertinent constitue « le point de départ de toute analyse en droit de la concurrence ». Il s’agit selon eux d’un exercice pouvant « s’avérer d’une grande complexité ».
[32] Ils ajoutent de surcroît que « même chez les économistes, on trouve des divergences sur les facteurs dont il faut tenir compte pour cette analyse et sur leur importance relative dans la définition du marché pertinent ». En somme, la détermination du marché pertinent est une « tâche complexe sur laquelle même les économistes peuvent diverger d’opinion ».

[33] Le juge ne pouvait faire abstraction du fait que le litige à trancher repose sur une trame complexe de par sa nature. Il charge pourtant l’expert commun de « choisir les données pertinentes à son analyse ».

[34] En l’espèce, on ne peut minimiser le fait que l’expert commun ne peut être contredit que dans les limites prévues aux articles 231 et suivants du Code de procédure civile. Ce cadre n’est guère propice à la tenue d’un débat contradictoire dans lequel s’affrontent non seulement des thèses quant aux données pertinentes, mais aussi des écoles de pensée potentiellement opposées. Il se pourrait même que les appelantes proposent des vues divergentes l’une de l’autre.

[35] L’auteure Geneviève Cotnam, maintenant juge à notre cour, précise à ce sujet que «[l]orsque l’expertise porte sur une question hautement technique ou sur un sujet sur lequel s’opposent plusieurs écoles de pensée, le tribunal aura avantage à bénéficier de l’éclairage des experts mandatés par chacune des parties afin de prendre connaissance des diverses thèses ». Elle ajoute que « [p]lus un dossier présente un niveau technique et de complexité élevés, plus la présence d’experts de part et d’autre est justifiée ». Dans le cas où plusieurs approches peuvent être considérées sur un même sujet, elle convient que des expertises distinctes de part et d’autre sont appropriées afin que « le juge puisse bien saisir les enjeux du litige avant de les appliquer aux faits pour se prononcer sur la question de l’expertise ».

[36] Dans l’affaire à l’étude, il y a matière à craindre que l’imposition d’un expert commun engendre l’effet pervers de lui transférer la charge de décider du litige au lieu et place du juge, une situation pour le moins problématique au regard des principes fondamentaux régissant les débats judiciaires.

[37] La Cour estime donc que l’imposition d’un expert commun décidée en première instance ne satisfait pas aux critères auxquels le législateur a assujetti le pouvoir du juge en pareille matière. Elle se révèle inappropriée dans le cas à l’étude.
Référence : [2023] ABD 1

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