jeudi 30 septembre 2021

Une Cour qui est autrement functus officio demeure compétente pour superviser le dossier judiciaire

par Benjamin Dionne
Renno Vathilakis Inc.

Dans l’arrêt Société Radio‑Canada c. Manitoba (2021 CSC 33), la CBC demandait à la Cour d’appel du Manitoba l’annulation de l’interdiction de publication mentionnée dans un jugement précédemment rendu. La Cour d’appel du Manitoba avait refusé la demande, invoquant l’absence de compétence puisque la cour avait déjà rendu un jugement final.


La Cour suprême a conclu que la Cour d’appel du Manitoba avait compétence pour rendre, modifier ou annuler des ordonnances portant sur la publicité des débats judiciaires. Au-delà du principe établi (dont la portée est assez restreinte et intéressera surtout les avocats des médias), le juge Kasirer nous présente un éloquent résumé de la doctrine du functus officio sur lequel j’attire principalement votre attention :
[32] En concluant qu’elle n’avait pas compétence pour modifier ou annuler les ordonnances en cause concernant la publicité des débats judiciaires, la Cour d’appel s’est appuyée, en partie, sur la règle du functus officio. Dans son acception traditionnelle, le terme functus officio — souvent rendu par l’expression [traduction] « ayant rempli sa fonction » — signifie que lorsqu’un juge a tranché une question, il s’est acquitté de sa fonction et n’a plus la faculté de revenir sur sa décision pour la corriger (A. S. P. Wong, « Doctrine of Functus Officio : The Changing Face of Finality’s Old Guard » (2020), 98 Rev. du B. can. 543, p. 546‑547; voir A. Mayrand, Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit (4e éd. 2007), p. 193, qui emploie également le terme functa officio). 
[33] Suivant son acception actuelle, la règle du functus officio indique que la décision définitive d’un tribunal qui est susceptible d’appel ne peut pas, en règle générale, être examinée de nouveau par le tribunal qui a rendu cette décision (voir Chandler c. Alberta Association of Architects, 1989 CanLII 41 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 848, p. 860; Reekie c. Messervey, 1990 CanLII 158 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 219, p. 222‑223; Doucet‑Boudreau c. Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62, [2003] 3 R.C.S. 3, par. 77‑79). Un tribunal perd sa compétence, auquel cas on dit qu’il est functus officio, une fois le jugement officiel rendu (R. c. Adams, 1995 CanLII 56 (CSC), [1995] 4 R.C.S. 707, par. 29; R. c. Smithen‑Davis, 2020 ONCA 759, 68 C.R. (7th) 75, par. 33‑34). À partir de ce moment, il est entendu que le tribunal ne peut modifier le jugement que dans des circonstances très limitées, par exemple s’il existe une assise législative pour ce faire, s’il faut corriger une erreur dans l’expression de son intention manifeste ou lorsque l’affaire n’a pas été entendue sur le fond (Chandler, p. 861, citant Paper Machinery Ltd. c. J.O. Ross Engineering Corp., 1934 CanLII 1 (SCC), [1934] R.C.S. 186; R. c. H. (E.) (1997), 1997 CanLII 418 (ON CA), 33 O.R. (3d) 202 (C.A.), p. 214‑215, citant The Queen c. Jacobs, 1970 CanLII 143 (CSC), [1971] R.C.S. 92; voir également R. c. Burke, 2002 CSC 55, [2002] 2 R.C.S. 857, par. 54). 
[34] Cette règle favorise la reconnaissance du caractère définitif des procédures et, en stabilisant les jugements susceptibles de révision, une procédure d’appel ordonnée (Chandler, p. 861; H. (E.), p. 214). Comme l’a écrit le juge Doherty dans Tsaoussis (Litigation Guardian of) c. Baetz (1998), 1998 CanLII 5454 (ON CA), 41 O.R. (3d) 257 (C.A.), pour les parties à un litige, le caractère définitif répond à un besoin à la fois économique et psychologique, en plus de satisfaire une nécessité pratique pour le système de justice dans son ensemble (p. 264‑265). Plus précisément, si les juridictions inférieures pouvaient réexaminer continuellement leurs propres décisions, les justiciables seraient privés d’une assise fiable à partir de laquelle interjeter appel à une juridiction supérieure (Doucet‑Boudreau, par. 79; voir aussi Ayangma c. French School Board, 2011 PECA 3, 306 Nfld. & P.E.I.R. 103, par. 11‑12). Le dossier d’appel serait rédigé sur du [traduction] « sable mouvant », ce qui finirait par faire obstacle à un contrôle efficace (Wong, p. 548). 
[35] Cela dit, functus officio n’est qu’un de plusieurs principes de droit conçus pour favoriser le caractère définitif d’une décision. En effet, vu qu’il est intrinsèquement lié à l’inscription du jugement formel et que ses exceptions sont relativement restreintes, notre Cour a décrit la règle du functus officio comme ayant une portée étroite (Reekie, p. 222‑223; voir aussi Wong, p. 555‑556). Donc, bien que notre jurisprudence reconnaisse que cette norme importante serve cet objet nécessaire, aucune règle n’a le monopole du caractère définitif. 
[36] Il est utile de faire la distinction entre le pouvoir de connaître du fond, perdu par application de la règle du functus officio, et la compétence qui existe pour superviser le dossier judiciaire. Comme je m’efforcerai de l’expliquer plus loin, même lorsqu’un tribunal a perdu le pouvoir de connaître du fond d’une affaire pour avoir inscrit son jugement formel, il demeure compétent pour contrôler son propre dossier à l’égard d’une instance généralement considérée comme étant une affaire accessoire, mais indépendante (voir, p. ex., GEA Refrigeration Canada Inc. c. Chang, 2020 BCCA 361, 43 B.C.L.R. (6th) 330, par. 185‑186).

Suivant ces passages et l’affirmation du pouvoir de surveillance des tribunaux à l’égard du dossier judiciaire, le juge Kasirer précise néanmoins que celui-ci ne veut pas dire que les décisions portant sur la publicité des débats judiciaires, une fois prises, sont susceptibles d’être réexaminées n’importe quand ou pour n’importe quelle raison.
[42] En conséquence, peu importe qu’un tribunal soit privé ou non de compétence par la règle du functus officio, l’importance du règlement définitif signifie que les tribunaux hésiteront, à juste titre, à réexaminer des questions relatives à la publicité des débats judiciaires. Une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés est toutefois susceptible d’être réexaminée par le tribunal qui l’a prononcée, quoique pour des motifs restreints. Ce sera notamment le cas lorsqu’une partie touchée et non avisée propose de présenter de nouveaux arguments qui peuvent influer sur le résultat, ou en raison d’un changement important de circonstances. Cela vaut tant pour les interdictions de publication et les ordonnances de mise sous scellés consacrées dans une ordonnance que pour celles qui ne le sont pas. 
[…] 
[44] Il peut effectivement y avoir lieu de réexaminer une interdiction de publication ou une ordonnance de mise sous scellés lorsque la personne touchée qui n’a pas été avisée du prononcé de l’ordonnance cherche ultérieurement à la faire modifier ou annuler. La justice naturelle veut que lorsqu’une personne est touchée par une décision, celle‑ci ait généralement le droit d’en être dûment avisée et d’avoir l’occasion d’être entendue (Supermarchés Jean Labrecque Inc. c. Flamand, 1987 CanLII 19 (CSC), [1987] 2 R.C.S. 219, p. 233‑234). Lorsqu’une ordonnance est rendue sans qu’une personne touchée n’ait présenté d’observations parce qu’elle n’en a pas été dûment avisée, comme dans le cas d’une ordonnance ex parte, le droit reconnaît que le tribunal qui a rendu cette ordonnance a généralement le pouvoir de l’examiner sur requête de la personne touchée (Wilson c. La Reine, 1983 CanLII 35 (CSC), [1983] 2 R.C.S. 594, p. 607, citant Dickie c. Woodworth (1883), 1883 CanLII 51 (SCC), 8 R.C.S. 192). Ceci fait en sorte que les personnes touchées ne sont pas injustement soumises à des ordonnances rendues sans que l’on ait pris connaissance de leurs arguments (voir, en général, F.‑O. Barbeau, « Rétractation du jugement », dans JurisClasseur Québec — Collection droit civil — Procédure civile I (2e éd. (feuilles mobiles)), par P.‑C. Lafond, dir., fasc. 31, no 39). Ce principe trouve en outre son expression dans diverses règles de procédure (voir, p. ex., Règles de la Cour du Banc de la Reine, Règl. du Man. 553/88R, r. 37.11 (« Règles du Banc de la Reine »)). Des principes analogues s’appliquent aux ordonnances portant sur la publicité des débats judiciaires : je note par exemple que les tribunaux de l’Ontario se sont appuyés sur les Règles de procédure civile, R.R.O. 1990, règl. 194, pour trancher des contestations d’ordonnances de mise sous scellés présentées par des représentants des médias qui n’avaient pas été dûment avisés de l’audience à laquelle l’ordonnance a été rendue (Hollinger Inc. c. The Ravelston Corp., 2008 ONCA 207, 89 O.R. (3d) 721, par. 43, le juge Juriansz, dissident en partie, mais non sur ce point).
Commentaire :

Il s’agit du deuxième arrêt de la Cour suprême (et écrit par le juge Kasirer) en moins de quatre mois sur la question de la publicité des débats (Voir aussi Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25).

Il sera particulièrement intéressant de voir la tendance en la matière dans les prochaines années. La modernisation des tribunaux (greffes numériques, etc.) pose un réel défi. S’il est clair que les dossiers judiciaires doivent être accessibles au public (sauf exceptions), nous sommes aujourd’hui bien loin d’un réel accès public. En effet, il y a un monde entre un document aisément accessible comme le Registre des actions collectives et une déclaration sous serment perdue dans le hangar à papier du palais de justice de Montréal.

Serions-nous prêts à rendre les dossiers de cour réellement technologiquement accessibles à tous? Je sens déjà l’inconfort de plusieurs à cette idée, qui est pourtant un principe constitutionnel capital et bien établi.

Référence : [2021] ABD 389

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