mercredi 29 septembre 2021

La Cour d'appel réitère que ce n'est que dans des cas où il n'existe aucun doute qu'une demande en irrecevabilité devrait être accueillie en raison de la prescription

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Même s'il est raisonnable de croire qu'une saine administration de la justice commande possiblement qu'on baisse la barre pour les demandes interlocutoires en irrecevabilité et en rejet d'action (c'est un billet pour un autre jour), la règle posée par les tribunaux québécois demeure que le rejet préliminaire ne peut avoir lieu en l'absence d'une situation sans équivoque. C'est d'autant plus vrai en matière de prescription comme le souligne la Cour d'appel dans l'affaire  Dehgahi c. Dufresne (2021 QCCA 1428).


Dans cette affaire, l'Appelant se pourvoit à l'encontre d'un jugement de première instance qui a accueille une demande en irrecevabilité pour cause de prescription. 

En appel, l'Appelant soulève un argument nouveau, c'est-à-dire que l'affaire serait régie par la prescription décennale et non pas la prescription générale de trois ans. Il plaide également dans sa déclaration d'appel que le point de départ de la prescription n'est pas assez clair pour justifier un rejet avant le procès (mais il n'en parle dans son mémoire).

Une formation unanime de la Cour d'appel composée des Honorables juges Marcotte, Hogue et Kalichman accueille l'appel au motif que l'établissement du point de départ de la prescription nécessite ici une preuve factuelle:
[11] En effet, le point de départ de la prescription est tributaire de la connaissance par la partie demanderesse des trois éléments de responsabilité : la faute, le dommage et le lien de causalité. La doctrine reconnaît que la question de la connaissance du dommage ou du préjudice appelle certaines nuances, tel que le souligne l’auteur Céline Gervais : 
La question de la connaissance du dommage ou du préjudice appelle certains commentaires. Le dénominateur commun à toutes les situations où est examinée la question du préjudice tient au fait que sa manifestation doit être certaine. Il faut en effet que le dommage ait débuté, et qu’on en perçoive les premiers effets. La jurisprudence parle du moment où le dommage s’est réalisé, d’un préjudice actuel et certain, d’un dommage qui s’est cristallisé, ou encore du moment où le demandeur pouvait connaitre et évaluer sa perte. Si le dommage survient de façon concomitante à la faute, le point de départ de la prescription est facile à établir. La prescription commence à courir dès la commission de l’acte dommageable. 
Il n’est pas nécessaire que le montant exact des dommages soit connu dès lors que l’on sait avoir subi un préjudice, puisqu’il sera toujours possible de procéder par amendement pour en préciser le montant. En ce sens, le préjudice simplement hypothétique ou le préjudice de droit ne sont pas suffisants pour faire naître la prescription. On peut penser à titre d’exemple à l’hypothèse où une décision est annoncée, dont on sait qu’elle causera très certainement un préjudice. En ces cas, la jurisprudence conclut que ce n’est pas au moment de l’annonce d’une décision ou d’une mesure que débute la prescription, mais plutôt au moment de son entrée en vigueur ou de sa mise en application. Il faut en effet attendre que le dommage soit tangible. 
[12] L’appelant a d’ailleurs soulevé l’argument dans sa déclaration d’appel (au paragraphe 31), sans toutefois le développer dans son mémoire, ce qui fait dire à l’intimée qu’il y aurait renoncé. Pour être retenue par la Cour, une telle renonciation doit être claire et non équivoque. Ici, l’intimée n’en fait pas la démonstration. La Cour est donc fondée de se pencher sur le point de départ de la prescription, d’autant que les parties ont eu l’opportunité de plaider la question à l’audience et de soumettre une argumentation additionnelle à la formation à l’issue de l’audience, avant que la Cour ne tranche l’appel. 
[13] En l’espèce, l’appelant poursuit l’intimée en dommages en raison de son refus de signer le formulaire qui l’aurait contraint à vendre la Maison à perte. Il est tout à fait possible que ce ne soit qu’au moment de la vente de la Maison (le 3 juin 2016) que le préjudice subi par l’appelant est devenu tangible et que ce dernier a connu et pu évaluer sa perte. Or, la juge omet de considérer ce volet dans le cadre de son analyse. Cela dit, il se peut que l’appelant ait su, avant le 3 juin 2016, qu’il allait vendre l’immeuble à perte, mais les allégations de la procédure ne permettent pas de le déterminer à ce stade. 
[14] Dans un tel contexte, sans le bénéfice d’une preuve au mérite, et en l’absence d’allégations de faits permettant de conclure que l’appelant avait connaissance, au 18 février 2016, des trois éléments fondant la responsabilité de l’intimée, la juge de première instance ne pouvait rejeter prématurément le recours au motif qu’il était prescrit. L’ayant fait, elle a commis une erreur révisable.
Référence : [2021] ABD 388

Aucun commentaire:

Publier un commentaire

Notre équipe vous encourage fortement à partager avec nous et nos lecteurs vos commentaires et impressions afin d'alimenter les discussions à propos de nos billets. Cependant, afin d'éviter les abus et les dérapages, veuillez noter que tout commentaire devra être approuvé par un modérateur avant d'être publié et que nous conservons l'entière discrétion de ne pas publier tout commentaire jugé inapproprié.