mardi 27 avril 2021

Est abusive la clause qui prive un employé ou un prestataire de services du paiement d'une rémunération déjà acquise mais pas encore payée au moment de son départ

par Karim Renno

Jugement très intéressant et potentiellement très important rendu récemment par la Cour d'appel dans l'affaire 2786591 Canada inc. c. Fabrice Mesnagé inc. (2021 QCCA 629). Dans sa décision majoritaire, la Cour distingue les bonis discrétionnaires qui sont payés sur une période de temps et la rémunération acquise en raison de l'atteinte de certains objectifs qui est payée sur une période future. Alors qu'il est acceptable pour la Cour que l'employé ou le prestataire de services qui quitte une entreprise cesse de recevoir le premier à la date de son départ, il est abusif de cesser la rémunération à la date du départ dans le deuxième cas.


Dans cette affaire, l'Appelante se pourvoit à l'encontre d'un jugement de première instance rendu par l'Honorable juge Aline U.K. Quach par lequel elle a été condamnée à payer la somme de 174 450,67$ à l'Intimée. La juge Quach en est venue à la conclusion que le programme de rémunération de l'Appelante qui permet de payer certains incitatifs sur une période future et de cesser ces paiements lorsque l'employé ou le prestataire de service quitte l'entreprise est un contrat d'adhésion qui contient une clause abusive.

L'Appelante fait valoir que la juge de première instance s'est mal dirigée sur la question et qu'il n'y a rien d'abusif dans le fait de cesser de payer une personne qui a quitté l'entreprise.

S'exprimant pour la majorité de la Cour, l'Honorable juge France Thibault est d'avis que le jugement de première instance est bien fondé. Ce faisant, elle indique qu'il faut distinguer le boni discrétionnaire payable sur une période future, de la rémunération déjà acquise dont le versement est étalé dans le temps. Dans le deuxième cas, la stipulation contractuelle qui refuse à celui qui a quitté l'entreprise le plein paiement de la rémunération déjà acquise se trouve à punir cette personne en lui retirant rétroactivement des sommes acquises. Pour la juge Thibault, il s'agit d'une clause abusive:
[139] La juge de première instance n’a pas commis d’erreur non plus en concluant au caractère abusif de la clause du Programme appelée clause de rétention. L’examen des effets de cette clause sur les courtiers, plus particulièrement sur l’intimée et son alter ego M. Mesnagé, permet de conclure à son caractère excessif et déraisonnable. 
[140] La juge de première instance a conclu de son appréciation de la preuve que la prime constitue la contrepartie d’une prestation de travail fournie par le courtier durant l’année précédente en fonction du volume de prêts souscrits par son intermédiaire et qu’il y a droit s’il atteint les objectifs énoncés dans la Politique :
[...] 
[141] Notons que cette prime ne correspond pas à certains bonis payés dans le milieu des affaires, soit un montant d’argent discrétionnaire remis aux employés par l’employeur selon son bon plaisir. Dans ce cas, si l’employé est à l’emploi le jour où le boni est versé, il le reçoit. Dans le cas contraire, il ne reçoit rien. 
[142] Dans l’affaire Québec (Commission des normes du travail) c. Desjardins Sécurité Financière, Cie d’assurance vie, sur laquelle la juge de première instance prend appui, le juge Jean-Paul Aubin conclut que le boni de rendement basé sur le fruit du travail d’un employé constitue une rémunération et qu’il doit être distingué du boni de gratification versé à la discrétion de l’employeur :
[61] Avant tout, il importe de préciser que le boni, en l'espèce, constitue une rémunération qui provient du fruit du travail de l'employé.

[62] Cette rémunération, comme son nom l'indique, « incitative », fait partie des conditions monétaires d'embauche.

[63] L'employé y a droit s'il rencontre les critères objectifs énoncés dans la politique de l'entreprise.

[64] Ce boni n'est pas versé au gré de la défenderesse. Elle y est tenue si l'employé atteint les objectifs préalablement fixés dans le cadre d'une politique établie.

[65] Cette rémunération incitative est donc un boni de rendement basé sur des critères spécifiques, ce qui est bien différent d'un boni de gratification versé à la discrétion de l'employeur. Ce type de boni est un élément du salaire et constitue une rémunération.
[143] Ici, la rémunération découlant du Programme a été acquise par le courtier en raison du travail accompli durant une année; elle correspond à une prime promise par l’appelante en fonction de sa productivité durant cette année et elle doit lui être payée durant les 12 mois suivants. Il s’agit ici d’une prime de performance (comme le nom du Programme l’indique) basée sur le volume d’affaires réalisé par le courtier au cours d’une année.

[...]

[146] La clause de rétention, qui stipule que la prime n’est pas versée au courtier s’il quitte son emploi, prive le courtier d’une partie importante de sa rémunération (qui lui aurait été distribuée durant les 12 mois subséquents) pour laquelle il a déjà rempli sa prestation et engagé des dépenses multiples et substantielles. La clause de rétention s’apparente, en réalité, à une clause pénale pour le courtier qui quitte l’appelante. Comme en a témoigné M. Mesnagé à plusieurs reprises, il s’est senti « piégé » et « captif », en raison de cette clause. 
[147] La preuve établit qu’une telle clause de rétention n’est pas commune dans l’industrie et qu’elle s’écarte des usages courants. Cet élément ne la rend pas nécessairement abusive, mais il s’agit d’un facteur à considérer. 
[148] Quant au caractère excessif des effets de la clause sur M. Mesnagé, celui-ci a expliqué que les paiements résultant du Programme composaient une large part de sa rémunération pour le travail de gestion qu’il exécutait et que son travail a grandement bénéficié à l’appelante. En effet, en raison du Programme et comme l’appelante l’y incitait, selon les propos précités de M. Pierre Martel, M. Mesnagé a adopté un modèle d’affaires qui l’a placé dans une position vulnérable. En tant que gestionnaire d’une équipe de courtiers, sa rémunération dépendait désormais largement de la prime promise, qu’il a touchée depuis au moins 2009, plutôt que des commissions reçues par les autres courtiers. Son témoignage, qui n’a pas été contredit, est éloquent :

[...]
[151] Dans l’affaire Québec (Commission des normes du travail) c. Desjardins Sécurité Financière, Cie d’assurance vie, le juge Aubin a conclu au caractère abusif de la clause de rétention de la façon suivante :
[70] S'agit-il maintenant d'une condition abusive qui a pour effet d'empêcher le paiement d'une rémunération incitative, lorsque l'employé n'est plus à l'emploi lors du versement?

[71] Les auteurs Baudouin et Jobin qualifie ainsi l'article 1436 du Code civil du Québec qui dispose des clauses abusives :

« En fait, l'article 1437 C.c. appartient à un ensemble de règles d'équité judiciaire par lesquelles le législateur vise à bannir les pratiques véritablement choquantes, les stipulations qui s'écartent manifestement des pratiques contractuelles généralement acceptées par la société, et non pas seulement celles qui sont regrettables. »

[72] Selon ces auteurs, la bonne foi n'est qu'un facteur à considérer. Ce qui importe, c'est que « le Tribunal doit donc centrer son analyse sur le caractère répréhensible de la clause attaquée ».

[73] Une clause de même nature que celle en litige a été jugée abusive, injuste et déraisonnable par monsieur le juge Cliche dans l'affaire Denis Blais c. I.T.T. Canada Finance Inc.

[74] Dans l'affaire Lévesque c. Groupe Investors, monsieur le juge Vermette a apporté les distinctions qui s'imposent par rapport à l'affaire Blais précitée. Dans ce cas précisément, il s'agissait de primes de la nature d'une gratification additionnelle qui ne faisait pas partie des conditions d'emploi discutées à l'embauche.

[75] Dans le présent cas, c'est une rémunération incitative partie intégrante des conditions d'embauche qui est la contrepartie d'une prestation de travail.

[76] Il est reconnu et admis que le versement de salaire ou d'une rémunération dûment gagné découlant d'une prestation de travail est déterminant pour l'employé.

[77] Assujettir le paiement de la prime de rémunération à une modalité qui n'a aucun rapport avec la prestation de travail vient, en quelque sorte, annihiler tous les efforts déployés par l'employé pour se mériter une rémunération dite incitative, gagnée et acquise.

[78] Une telle condition est en soi non pertinente, abusive et déraisonnable.

[Je souligne]
[152] Ces propos sont entièrement transposables à notre affaire. En raison d’une clause contenue dans un contrat d’adhésion imposé à l’intimée et au sujet de laquelle aucune discussion n’était possible, l’appelante prive cette dernière (et M. Mesnagé) de sa rémunération, rémunération qui découle de son travail, et ce, pour un motif qui n’a aucun rapport avec sa prestation de travail. Ces constatations reposent sur l’appréciation de la preuve par la juge de première instance. 
[153] Contrairement à ce que propose l’appelante, le Programme ne constitue pas un programme valable de fidélisation par lequel elle offre à l’intimée un avantage en sus de sa rémunération, comme il en était question dans l’affaire IBM Canada ltée c. D.C. 
[154] Ici, selon l’appréciation de la juge de première instance, la prime payable en vertu du Programme constituait la rémunération de l’intimée, soit la contrepartie d’une prestation de travail déjà fournie, d’une part, et la clause de rétention se trouvait à anéantir tous les efforts faits par le courtier pour obtenir cette prime et à le priver de sa rémunération, d’autre part. Cette appréciation de la juge trouve largement appui dans la preuve. 
[155] Dans les circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que la juge n’a pas erré en décidant que la clause de rétention est abusive et qu’elle doit être annulée.
Il est à noter que l'Honorable juge Marie-Josée Hogue rédige une forte dissidence dans la présente affaire. Le point clé de sa dissidence sur la question de la nature abusive du programme est sa conclusion que les montants payables ne font pas partie de la rémunération de l'Intimée.

Jugement très intéressant qui en vaut certainement le détour.
 
Référence : [2021] ABD 165

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