vendredi 20 mars 2020

La Cour supérieure a compétence pour entendre une demande reconventionnelle pour abus de procédure de moins de 85 000$, et ce même en cas de désistement de la demande principale


par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

La Cour supérieure retient-elle sa juridiction pour entendre une demande reconventionnelle pour abus de procédure lorsque la somme réclamée est inférieure à 85 000$ et que la partie demanderesse se désiste de son action? C'est la question à laquelle devait répondre l'Honorable juge Marie-Josée Bédard dans l'affaire 7006098 Canada inc. c. Sobeys Canada inc. (2020 QCCS 897).


Dans cette affaire, la Demanderesse avait intenté un recours en dommages contre la Défenderesse suite à la résiliation par cette dernière d'un contrat de service. La Défenderesse, jugeant ce recours abusif, dépose une demande reconventionnelle au montant de 24 581,58$ en remboursement des honoraires extrajudiciaires qu'elle a encouru.

Le matin du procès, la Demanderesse se désiste de son recours. Cela laisse la demande reconventionnelle. Puisque le montant de cette réclamation est inférieure à 85 000$, la question se pose de savoir si la Cour supérieure a toujours la juridiction pour l'entendre.

Après analyse, la juge Bédard en vient à la conclusion que la Cour supérieure conserve sa juridiction à l'égard de la demande reconventionnelle puisqu'il participe de son pouvoir de sanctionner les abus de procédure:
[31] Le Tribunal considère qu’il peut demeurer saisi de la demande reconventionnelle de Sobeys malgré le désistement de la demande principale, et ce, bien que le montant de la réclamation soit inférieur au seuil d’attribution de la compétence de la Cour supérieure.

[32] En application de l’article 172 C.p.c., le Tribunal demeure saisi d’une demande reconventionnelle malgré le désistement de la demande principale. La demande reconventionnelle est en fait une réclamation ayant un caractère distinct de la demande principale qui pourrait faire l’objet d’une action distincte. À priori, la demande reconventionnelle qui survit après un désistement et qui contient une réclamation inférieure à 85 000 $ devrait être transférée à la Cour du Québec.

[33] Il faut toutefois examiner la question de la compétence de la Cour supérieure dans la présente affaire dans son contexte procédural.

[34] La demande de déclaration d’abus formulée par Sobeys par le biais de sa demande reconventionnelle a été faite avant que 098 ne se désiste de sa demande principale.

[…]

[36] Le pouvoir de sanctionner l’abus de procédure est prévu à l’article 51 C.p.c. Il ne fait aucun doute que le Tribunal valablement saisi d’une instance a le pouvoir de constater un abus de procédure dans le cadre de cette instance, que cet abus concerne un abus d’ester en justice ou un abus commis dans le cadre du déroulement de l’instance. Le pouvoir du Tribunal d’accorder des dommages-intérêts qui est prévu à l’article 54 C.p.c. est un pouvoir accessoire et indissociable de l’élément principal que constitue le constat d’abus. Ainsi, si le Tribunal peut constater l’abus, il a également la compétence pour le sanctionner en vertu des pouvoirs qui lui sont dévolus à l’article 54 C.p.c., et ce, quel que soit le montant réclamé à titre de dommages-intérêts.

[37] En l’espèce, le droit de Sobeys de réclamer du Tribunal qu’il constate l’abus de la demande de 098 s’est cristallisé lors du dépôt de la demande reconventionnelle, soit bien avant que 098 ne se désiste de sa demande. Il est utile de réitérer qu’en décembre 2018 et avant de déposer sa demande reconventionnelle, Sobeys a donné à 098 l’occasion de se désister sans frais. Elle l’informait du même coup qu’à défaut d’un désistement, elle ferait une demande de déclaration d’abus et réclamerait le remboursement de ses honoraires extrajudiciaires. 098 a malgré tout attendu jusqu’au début de l’audition pour se désister.

[38] Dans un tel contexte, il serait ironique que 098 puisse faire échec à la demande de Sobeys en se désistant de sa demande le matin même de l’audition. Le procureur de 098 a invoqué qu’en se désistant avant le début de l’audition et en évitant le procès, 098 démontrait sa bonne foi et sa conduite raisonnable. Avec égard, ce désistement de dernière minute alors que les parties se sont préparées en vue de l’audition pourrait plutôt être perçu comme étant lui-même abusif.

[…]

[40] Dans Relance DP inc. c. Banque Laurentienne du Canada, la Cour d’appel a confirmé un jugement rendu par le juge Martin Bureau, J.C.S., et énoncé que la Cour supérieure ne perd pas sa compétence pour entendre une demande de déclaration d’abus par le seul dépôt d’un désistement, et ce, bien que le montant réclamé n’était que de 16 000 $. L’extrait pertinent de cet arrêt se lit comme suit :
[4] Les appelants soumettent que le juge a perdu sa compétence par le seul dépôt du désistement et décide autrement constitue une erreur de droit. Or, notre Cour a déjà décidé que le désistement déposé pour esquiver une déclaration d’abus est elle-même abusive et ne peut être permis par la Cour.
[41] Il est aussi utile de reproduire les propos du juge Bureau en première instance que le Tribunal endosse sans réserve :
[44] Dans ces circonstances, comme l’ont à de maintes fois reconnu les tribunaux, il apparaît raisonnable et justifié de conclure que le désistement, par la défenderesse, de sa demande en contestation de l’état de collocation et en jugement déclaratoire, ne peut faire obstacle à la demande en déclaration d’abus, en rejet de procédure et en dommages-intérêts de la demanderesse.  
[45] Ce désistement ne peut faire perdre les droits invoqués par la demanderesse dans son dernier acte de procédure et celle-ci a le droit et est pleinement justifié de demander que les conclusions, non seulement en dommages-intérêts et en dommages punitifs soient accueillies, mais également que celles relatives à la demande en contestation de l’état de collocation et en jugement déclaratoire soient rejetées. 

[…]

[43] Le Tribunal conclut donc qu’il était déjà valablement saisi de la demande en déclaration d’abus lorsque 098 a annoncé qu’elle se désistait de sa demande et les faits au soutien de cette demande étaient déjà cristallisés. Lors de l’audition, Sobeys a clairement indiqué que si elle consentait à un désistement sans frais de la demande principale, elle maintenait sa demande reconventionnelle. Ainsi, le Tribunal conserve sa compétence pour se prononcer sur cette demande.

[44] Le Tribunal tire sa compétence du pouvoir qui lui est conféré à l’article 51 C.p.c. de déclarer une demande en justice abusive et le pouvoir de sanctionner l’abus, notamment en accordant des dommages-intérêts comme le prévoit l’article 54 C.p.c., constitue un accessoire de ce pouvoir. Ainsi, le fait que la réclamation monétaire reliée à la déclaration d’abus réclamée soit inférieure à 85 000 $ ne fait pas perdre au Tribunal sa compétence.

[45] Le Tribunal ajoute également qu’en l’espèce, transférer le dossier à la Cour du Québec irait à l’encontre de la règle de la proportionnalité et à l’encontre de l’intérêt de la justice.
Référence : [2020] ABD 115

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