mardi 8 janvier 2019

C'est la connaissance des faits pertinents - et non de ses droits - qui dénote le point de départ du délai de prescription

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons déjà eu l'occasion de souligner qu'il ne faut pas confondre ignorance d'un droit et impossibilité d'agir. En effet, en matière de prescription, c'est la connaissance des faits pertinents et non pas des droits qui en découlent qui marque le point de départ de la computation du délai. C'est ce que rappelle l'Honorable juge Chantal Chatelain dans l'affaire  Barrière c. St-Gelais (2019 QCCS 4).


Dans cette affaire, la juge Chatelain est saisie du recours en responsabilité professionnelle à l'encontre du défendeur - un notaire - ainsi que le Fonds d’assurance responsabilité professionnelle de la Chambre des Notaires du Québec. Il leur réclame solidairement la somme de 360 000 $, plus les intérêts et l’indemnité additionnelle.

La trame factuelle du recours est relativement simple. 

En 2008, le Demandeur vend six unités de condominium. À la même date, il consent deux prêts personnels totalisant 305 000 $ qui sont simplement constatés dans un écrit sous seing privé signé au bureau du Défendeur. Une des questions au cœur du débat est de savoir si le Défendeur était tenu à un devoir de conseil envers le Demandeur en regard des prêts personnels.

En effet, le Demandeur allègue que le Défendeur a commis une faute professionnelle et violé son devoir de conseil en ne le mettant pas en garde quant aux conséquences juridiques découlant de l’octroi des prêts personnels n'étant assortis d'aucune sûreté et en omettant de lui divulguer son intérêt personnel quant aux transactions en cause.

Le Défendeur conteste le recours pour plusieurs motifs, dont la prescription. À cet égard, le Défendeur plaide que la poursuite prise sept ans après les évènements pertinents et plus de quatre ans après l'échéance des prêts (qui sont demeurés impayés) est prescrite.

Le Demandeur contre cet argument en indiquant qu'il a intenté son recours dans les trois ans de sa consultation d'un autre notaire qui l'a avisé de ses droits.

La juge Chatelain en vient à la conclusion que le recours est prescrit. Elle souligne à cet égard que le Demandeur confond la connaissance factuelle des faits pertinents - qui débute la computation du délai de prescription - et la connaissance de ses droits:
[68] Premièrement, M. Barrière confond la notion de la connaissance des faits générateurs de droit (le fait juridique) et la notion de la connaissance du droit. 
[69] Dans son ouvrage, l’auteure Julie McCann énonce que la prescription court contre la personne qui connaît les éléments constitutifs de sa cause d’action, et ce, même si elle ignore son droit. La loi est réputée connue :
SECTION VI : CE QUI NE CONSTITUE PAS DE L’IMPOSSIBILITÉ D’AGIR 
Il convient de distinguer l’impossibilité d’agir de la difficulté d’agir. Malgré que l’on n’exige plus que l’impossibilité soit invincible, celui qui prétend avoir été dans l’impossibilité d’agir a un fardeau de preuve plus important que simplement alléguer des difficultés ; si cette impossibilité résulte d’un élément externe à sa personne, soit un fait matériel, les critères de la force majeure seront vraisemblablement applicables, alors que si cela résulte d’un élément psychologique, il devra faire la preuve que le choc où la crainte était irrésistible. 
La prescription court contre celui qui ignore l’étendue des dommages, mais a conscience de l’existence d’une faute et d’un préjudice, même indéfini, et y entrevoit le lien de causalité. Dans cette situation, l’impossibilité d’agir ne saurait être une défense recevable à la prescription. Il en va de même pour celui qui ignore son droit tout en ayant connaissance des éléments constitutifs de sa cause d’action puisqu’il est réputé connaître la loi. 
(Références omises; Nos soulignements)
[70] La Cour d’appel rappelle dans l’affaire 9103-4421 Québec inc. c. Hôpital du Sacré-Coeur de Montréal que l’ignorance du droit ne constitue pas une impossibilité d’agir empêchant la prescription de courir. Il s’agit d’un principe unanimement reconnu en doctrine et en jurisprudence  :
[29] Ici, il faut distinguer, comme la juge l’a fait, l’absence de connaissance des faits donnant ouverture à un recours de l’absence de connaissance du droit donnant ouverture à un recours. Alors que l’absence de connaissance des faits peut, dans certaines circonstances particulières, constituer une impossibilité d’agir qui suspend le cours de la prescription, tel n’est pas le cas de l’ignorance du droit. 
[30] La doctrine et la jurisprudence sont unanimement d’avis que l’ignorance d’un droit ne constitue pas une impossibilité d’agir et n’est pas une cause de suspension de la prescription. […] 
(Nos soulignements)
[71] La Cour d’appel ajoute que conclure autrement serait un non-sens puisque la personne qui s’informe de ses droits aurait moins de droit que la personne insouciante ou négligente :
[34] […] Il s’agit donc véritablement d’une situation où l’ignorance du droit est invoquée comme fondement de l’impossibilité d’agir, alléguée comme motif de suspension de la prescription. 
[35] Ce moyen avancé par les appelants, ne peut être retenu. Conclure autrement mènerait à un non-sens. Il est en effet loisible à toute personne désireuse de comprendre le droit ou d’en vérifier le domaine d’application, de s’informer auprès d’un professionnel compétent. Ainsi celui qui, vigilant, irait consulter un professionnel pour vérifier la justesse de l’interprétation communiquée par son cocontractant verrait alors la prescription courir contre lui alors que celui qui ne le ferait pas bénéficierait d’une suspension de la prescription. Le point de départ de la prescription, dans ce cas de figure, serait ainsi tributaire du bon vouloir de celui qui prétend avoir été induit en erreur quant au droit. Il pourrait attendre le temps qu’il veut avant de s’informer auprès d’une personne compétente et ne pas être inquiété par la prescription jusqu’à ce qu’il ait ainsi décidé de se renseigner adéquatement. Qui plus est, la prescription n’aurait ainsi souvent aucune utilité alors qu’elle est importante pour assurer une certaine stabilité.
[72] Ici, le fait juridique est soit l’absence de sûreté garantissant les Prêts personnels, soit l’absence de conseils de la part de Me St-Gelais à cet égard et non pas, comme le plaide M. Barrière, la connaissance de son droit de poursuivre Me St‑Gelais ou de son droit d’invoquer qu’il a commis une faute.
Référence : [2019] ABD 11

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