jeudi 1 février 2018

La souplesse dans l'interprétation de l'intérêt pour agir dans les litiges de droit public a ses limites

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Dans le cadre des litiges d'intérêt public - i.e. les litiges de droit public ou constitutionnel - les tribunaux adoptent généralement une définition plus large de l'intérêt pour agir, que ce soit pour agir à titre de partie demanderesse ou d'intervenante. Cette souplesse a cependant des limites comme le souligne l'Honorable juge Christine Baudouin dans l'affaire Truchon c. Procureur général du Canada (2018 QCCS 313).


Dans le cadre d'un litige relatif à la validité constitutionnelle des dispositions ayant trait à l'aide médicale à mourir, plusieurs organismes demandent le statut d'intervenant pour pouvoir participer au débat.

La juge Baudouin est saisie de ces demandes d'intervention. 

Dans ce contexte, elle souligne que s'il est vrai que les tribunaux font preuve de souplesse dans l'appréciation de l'intérêt pour agir (ou intervenir) dans un litige d'intérêt public, des limites existent néanmoins. Il faut s'assurer que les requérantes en intervention ont non seulement un intérêt pour le sujet du litige, mais qu'elles sont susceptibles d'apporter un point de vue particulier et non pas simplement mettre de l'avant le même point de vue que les parties déjà au litige:
[23] Sur ce point, la Cour supérieure dans l’affaire Rothmans, Benson & Hedges inc. spécifiait les critères à être pris en compte lors de l’analyse du concept d’intérêt lorsqu’une partie désire intervenir dans une affaire de droit public:
[19] Toutefois, dans les litiges de droit public ou constitutionnel et plus particulièrement en matière de charte, les tribunaux ont élargi la notion d’intérêt et ont développé le concept relativement récent « d’intérêt en droit public ». La reconnaissance de l’intérêt d’une personne de participer à un débat de droit public relève de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des tribunaux qui ont retenu plusieurs critères d’une importance relative selon la nature des questions en cause. 
[20] Les critères reconnus par la jurisprudence sont les suivants :
1. Le tiers qui demande l’autorisation d’intervenir est-il touché directement par l’issue du litige et, à défaut, a-t-il un intérêt véritable dans les questions qui seront débattues devant le Tribunal ? 
2. Existe-t-il une question à régler par adjudication judiciaire et cette question soulève-t-elle un débat d’intérêt public ? 
3. S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question aux tribunaux ? 
4. La position du tiers qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige ? 
5. L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si la demande d’intervention est accueillie ? 
6. Le Tribunal est-il en mesure de statuer sur le fond sans autoriser l’intervention ? 
7. Le tiers qui veut intervenir peut-il donner à la question un éclairage différent dont saura profiter le Tribunal ?
[24] S’il est vrai que le Tribunal doit faire preuve de souplesse et d’ouverture dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il examine une demande d’intervention dans un litige de droit public constitutionnel ou de Charte, cela ne signifie pas de passer outre aux critères qui doivent être pris en considération dans son analyse et mentionnés ci-haut. 
[25] Notamment, le Tribunal doit examiner si les requérantes ont un intérêt véritable dans les questions qui seront débattues, si la position qu’elles entendent soumettre est déjà défendue adéquatement par l’une des parties au litige, si le Tribunal est en mesure de statuer sur le fond du litige sans l’intervention demandée et si elles peuvent fournir à la question débattue un éclairage différent dont pourra profiter le Tribunal. 
[26] Bien que les organisations requérantes soient toutes hautement qualifiées dans le domaine de l’aide médicale à mourir et dans les domaines connexes à celui-ci et que leur expertise de pointe ne peut évidemment être remise en doute, le Tribunal ne peut conclure qu’elles ont en l’instance un intérêt au sens de l’article 85 Cpc. En effet, elles ne sont pas directement touchées par l’issue du litige et ne peuvent justifier un intérêt direct et personnel puisque les dispositions contestées ne les atteignent pas dans leurs droits propres. 
[27] Outre ce qui précède et après avoir entendu les représentations des parties, le Tribunal ne peut souscrire aux arguments des requérantes selon lequel la preuve qu’elles désirent administrer procurera un éclairage additionnel au Tribunal qui lui permettra de répondre aux questions soulevées. 
[28] Le Tribunal retient les arguments des demandeurs et du Procureur général du Canada voulant que les expertises que veulent respectivement soumettre l’AQDMD et le DWDC sur le caractère imprécis du critère de fin de vie et de ses conséquences et l’ACIC et le CCD sur le capacitisme seront déjà couverts et abordés du moins en grande partie par les parties. 
[29] Les demandeurs ont annoncé leur intention de présenter une preuve d’expert et des déclarations quant à la question du critère de la fin de vie et de son caractère subjectif et inapplicables selon eux. 
[30] Le Procureur général du Canada a aussi clairement fait part qu’il entendait produire une preuve visant l’importance de la protection des personnes vulnérables en lien avec le critère de la mort raisonnablement prévisible, notamment afin de s’assurer qu’elles soient protégées contre toute incitation à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse. 
[31] Quant aux documents que désirent produire les requérantes du Collectif des médecins et VDD, la Procureure générale du Québec a confirmé qu’elle avait non seulement l’intention de traiter du contexte législatif (et donc des documents en cause), mais aussi de la notion de fin de vie prévue à la loi québécoise. 
[32] Bref, les parties - et le Tribunal y souscrit - considèrent non seulement que les interventions proposées seront source de répétitions, mais qu’à titre de partie au litige, elles seront tout à fait en mesure de défendre pleinement et adéquatement leurs positions respectives sur chacun des aspects du dossier. 
[33] Le Tribunal est d’avis qu’il sera à même de statuer sur le fond du litige sans les interventions proposées puisque, encore une fois, les parties seront à même de fournir au Tribunal tous les éléments nécessaires à sa prise de décision en l’instance.  
[34] Comme le mentionnait le juge Gascon dans l’affaire Dunkin' Brands Canada Ltd. c. Bertico inc. et al. :
[18] That said, in determining whether an intervention is expedient or not, a judge enjoys a wide discretion. The exercise of this discretion calls for an assessment of the advantages and disadvantages of allowing the intervention. One of the key elements is to evaluate whether or not the intervening party can efficiently assist the court. A petitioner must thus convince the judge that it will indeed offer an additional and useful perspective on the issues at stake that is different from what the parties will likely submit themselves.
[35] Ainsi, les requérantes ne se sont pas déchargées de leur fardeau de démontrer que les parties ne sont pas en mesure d’offrir tout l’éclairage requis et souhaitable pour trancher le débat et que leur apport est nécessaire pour le Tribunal. De surcroit, permettre les interventions à titre conservatoire aurait pour conséquence d’allonger le débat sans raison.
À la lumière de ce qui précède, la juge Baudouin n'accorde pas le statut d'intervenantes aux requérantes. Elle leur permet cependant d'intervenir de manière amicale, i.e. de pouvoir présenter une plaidoirie finale sans participer à l'administration de la preuve.

Référence : [2018] ABD 48

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