lundi 8 janvier 2018

La partie qui plaide que le taux d'intérêt prévu dans un convention de prêt est lésionnaire doit démontrer que le taux prévu au contrat de prêt est beaucoup trop élevé lorsque comparé aux taux du marché dans un contexte comparable

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

En principe, le droit québécois ne reconnaît pas la lésion entre majeurs comme cause d'annulation ou de réduction de l'obligation contractuelle. Comme presque tous les principes cependant, il existe plusieurs exceptions. L'une de celles-là se retrouve à l'article 2332 C.c.Q. et permet au tribunal d'annuler un contrat de prêt ou d'en réduire les obligations en cas de lésion. Dans Westboro Mortgage Investment c. 9080-9013 Québec inc. (2018 QCCS 1), l'Honorable juge Marie-Josée Bédard souligne cependant que pour prouver la lésion au sens de cet article, la partie requérante devra démontrer que le taux d'intérêts prévu au contrat est beaucoup trop élevé en comparaison avec les taux du marché dans un contexte comparable.



La juge Bédard est saisie d'une demande en délaissement forcé et prise en paiement. En effet, la Demanderesse désire exercer ses droits hypothécaires à la lumière du défaut de la Défenderesse d'effectuer les paiements prévus au contrat de prêt.

La Défenderesse conteste le recours au motif que le contrat de prêt serait lésionnaire. Elle fait valoir que le taux d'intérêt de 9% est disproportionné en comparaison avec les taux du marché et plaide que le délai de 2 ans pour rembourser la totalité du prêt est beaucoup trop court.

Analysant les prétentions de la Défenderesse, la juge Bédard souligne que le contexte est essentiel en telle matière. Ainsi, il ne suffit pas pour la Demanderesse de faire valoir que les taux sur le marché sont généralement moins élevés que 9%, mais plutôt de démontrer que ce taux est déraisonnable dans les circonstances propres à la Défenderesse:
[19] Les auteurs Baudoin, Jobin et Vézina discutent comme suit du critère relatif à la disproportion importante entre les prestations :
271- Disproportion importante – À l’article 1406, alinéa 1, le Code exige une disproportion importante entre les prestations. Comme l’écrivent des auteurs, il doit exister une déficience importante d’équivalence entre l’avantage que procure le contrat à la victime et le sacrifice consenti par elle pour obtenir cet avantage. On conçoit aisément comment faire cette appréciation dans un contrat bilatéral et même dans un contrat unilatéral onéreux (par exemple dans le prêt d’argent, la lésion résulte du coût excessif, dans les circonstances, payé par l’emprunteur pour obtenir du crédit). Pour des biens et des services qui ne sont pas uniques, mais sont généralement disponibles, le tribunal comparera le prix de la convention au prix du marché. 
[emphase ajoutée]
[20] Lorsqu’un taux élevé d’intérêt est invoqué comme élément de disproportion, la partie qui allègue la lésion doit démontrer que le taux prévu au contrat de prêt est beaucoup trop élevé lorsque comparé aux taux du marché dans un contexte comparable. Cette disproportion ne peut s’inférer sur la base d’un simple comparatif des taux offerts par les institutions. Dans Gosselin c. Carruthers, la Cour d’appel s’est exprimé comme suit à cet égard :
[22] Les conditions du marché des prêts hypothécaires de second rang dans la région de Lanaudière pour des emprunteurs présentant le profil de l'intimée ne constituent pas des faits « dont la notoriété rend [leur] existence raisonnablement incontestable ». 
[23] Il est acquis au débat que l'intimée n'avait plus accès au marché bancaire pour l'obtention d'un prêt garanti par une hypothèque de second rang. Dès lors, quel prêteur privé ou quelle institution financière aurait été susceptible de lui prêter? Quel aurait été le taux raisonnable du marché dans les circonstances? Y aurait-il eu d’autres conditions? Voilà autant de questions auxquelles la preuve n'apporte aucune réponse. 
[24] L'exercice purement théorique auquel le juge s'est livré en comparant le taux fixé dans le contrat avec celui d'un prêt hypothécaire de premier rang consenti par une institution bancaire n’entretient pas de rapport avec la réalité et ne permet certainement pas d'atteindre le degré de certitude requis par l'article 2808 C.c.Q. 
[25] L'article 1406 C.c.Q. crée une présomption de lésion lorsqu'il est établi une « disproportion importante entre les prestations des parties ». Dans un cas de la nature de celui à l'étude, la disproportion ne peut s'inférer du seul constat que le taux déterminé conventionnellement atteint 30%. Encore aurait-il fallu pouvoir déduire que ce taux était hors marché dans les circonstances de l'espèce. Cette preuve, en soi, ne nécessitait pas le déploiement de moyens extraordinaires. Un simple exercice comparatif avec les institutions offrant des prêts à risque dans la région aurait pu suffire. 
[26] Pour ma part, et bien que je sois, comme le juge, impressionné à première vue par la hauteur des intérêts exigés, je ne puis, sans preuve, conclure à l'existence d'une lésion. 
[27] Dans leur ouvrage portant sur la théorie des obligations, les auteurs Pineau et Gaudet écrivent :
Ainsi, dans le cadre d'un contrat de prêt portant sur une somme d'argent, l'emprunteur doit établir que le taux d'intérêt ou autres obligations résultant du contrat conclu dépassent largement les conditions normales ou habituelles d'un prêt du même montant et du même type. Cette preuve étant faite, il appartiendra au prêteur de prouver qu'il n'a pas exploité son cocontractant, compte tenu des circonstances de l'espèce, compte tenu des montants engagés, des conditions économiques du moment, des risques courus, etc.
[21] Le risque pris par le prêteur est également un facteur qui doit être pris en compte dans l’évaluation des circonstances ayant mené à la conclusion du prêt et dans l’appréciation des conditions rattachées au prêt.
En l'instance, la juge Bédard en vient à la conclusion que la Défenderesse ne s'est pas déchargée de son fardeau puisqu'elle n'a pas fait la preuve des taux qui auraient été disponibles pour le type de prêt qu'elle a contracté et provenant d'un prêteur privé:
[25] La Société a déposé en preuve un document qui énonce les taux d’intérêt exigés de la Banque Nationale en date du 12 mars 2017 pour des prêts hypothécaires.  
[26] Cette preuve est insuffisante et ne respecte pas les exigences développées par la jurisprudence. Ce document, qui date du mois de mars 2017, ne mentionne pas le type de prêts auxquels les taux d’intérêt mentionnés s’appliquent ni les conditions qui s’y rattachent. Il ne permet aucunement de faire une comparaison relativement aux taux offerts pour un prêt commercial comportant certains risques au moment où le prêt a été consenti, soit en décembre 2013. Il n’y a aucune preuve des conditions du marché relativement à un prêt qui aurait été consenti dans des conditions similaires à celles prévues au prêt intervenu entre la Société et Westboro.  
[27] La Société n’a donc pas établi qu’un taux de 9% et des frais d’emprunt de 10 500 $ constituent, en l’espèce, un taux disproportionné qui excède les conditions du marché pour ce type de prêts à risque.
Référence : [2018] ABD 12

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