jeudi 25 août 2016

Rappel utile en matière de diffamation quant à la nécessité de prouver la nature diffamatoire des propos, la faute et l'existence de dommages

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Si vous êtes un lecteur assidu, vous connaissez mon obsession avec les principes relatifs à la diffamation. Beaucoup trop souvent, des avocats (et malheureusement parfois des juges) confondent les propos diffamatoires avec la faute et les dommages. En réalité, comme le souligne parfaitement l'Honorable juge Chantal Chatelain dans l'affaire Horic c. Nepveu (2016 QCCS 3921), il est nécessaire de prouver séparément que (a) les propos sont diffamatoires, (b) qu'ils sont fautifs et (c) qu'ils ont causé des dommages.



Dans cette affaire, le Demandeur intente des procédures en diffamation et allègue que la biographie de Gaston Miron - écrite et publiée par les Défendeurs - contient des propos diffamatoires à son égard. Il réclame donc des dommages moraux et punitifs au montant de 500 000$.

Avant de passer à l'analyse de la trame factuelle du dossier, la juge Chatelain résume très bien les principes applicables au recours en diffamation. Elle souligne à cet égard l'importance de ne pas confondre diffamation, faute et préjudice:
[50]        Il ne suffit donc pas pour avoir gain de cause de démontrer que des propos sont diffamatoires, la preuve d’une faute étant une composante essentielle de l’action en responsabilité civile. À cet égard, deux types de conduites sont susceptibles de constituer une faute, l’une malveillante et l’autre simplement négligente : 
[35]      Cependant, des propos jugés diffamatoires n’engageront pas nécessairement la responsabilité civile de leur auteur. Il faudra, en outre, que le demandeur démontre que l’auteur des propos a commis une faute. Dans leur traité, La responsabilité civile (5e éd. 1998), J.-L. Baudouin et P. Deslauriers précisent, aux p. 301-302, que la faute en matière de diffamation peut résulter de deux types de conduites, l’une malveillante, l’autre simplement négligente :  
La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit. En d’autres termes, il convient de se référer aux règles ordinaires de la responsabilité civile et d’abandonner résolument l’idée fausse que la diffamation est seulement le fruit d’un acte de mauvaise foi emportant intention de nuire. 
[51]        Dans le cadre de la détermination de l’existence ou non d’une faute, il importe peu que les propos reprochés soient véridiques ou faux : 
[37]      Ainsi, en droit civil québécois, la communication d’une information fausse n’est pas nécessairement fautive. À l’inverse, la transmission d’une information véridique peut parfois constituer une faute. On retrouve là une importante différence entre le droit civil et la common law où la fausseté des propos participe du délit de diffamation (tort of defamation). Toutefois, même en droit civil, la véracité des propos peut constituer un moyen de prouver l’absence de faute dans des circonstances où l’intérêt public est en jeu (voir les propos de Vallières, op. cit., p. 10, approuvés par la Cour d’appel du Québec dans Radio Sept-Îles, précité, p. 1819). 
[52]        Dans Pop c. Boulanger, la juge Corriveau résume ainsi les situations pouvant engager la responsabilité de l’auteur de propos diffamatoires : 
[18]      L'arrêt Prud’homme prononcé par la Cour suprême identifie les trois situations pouvant engager la responsabilité de l’auteur de paroles diffamatoires :  
(i)         lorsqu’il prononce des propos désagréables à l’égard d’un tiers tout en les sachant faux, 
(ii)        lorsqu’il prononce des choses désagréables à l’égard d’un tiers alors qu’il devrait les savoir fausses, 
(iii)        lorsqu’il tient, sans juste motif et avec l’intention de nuire, des propos défavorables, mais véridiques à l’égard d’un tiers. 
[19]      Le demandeur qui souhaite se pourvoir d’un recours en diffamation devra faire la preuve, si les propos litigieux sont faux, que le défendeur a connaissance ou aurait dû avoir connaissance de leur fausseté. Si les propos litigieux sont vrais, le demandeur devra prouver qu’ils ont été tenus sans juste motif et dans l’intention de nuire. Par la suite, il devra faire la preuve du préjudice subi et d’un lien de causalité entre les dommages et la faute commise par le défendeur. 
[53]        Quant à la démonstration du préjudice, autre composante essentielle de toute action en responsabilité civile, la Cour suprême rappelle que le recours en diffamation est un domaine du droit où il importe de bien distinguer entre la faute et le préjudice. En effet, la démonstration de la commission d’une faute n’établit pas, sans plus, l’existence d’un préjudice susceptible de réparation. De la même manière, la preuve du préjudice ne permet pas de présumer qu’une faute a été commise. 
[54]        Ainsi, s’il s’avère, dans un premier temps, qu’une faute a été commise, il faut, néanmoins, dans un deuxième temps, déterminer s’il y a eu préjudice. Pour ce faire, il y a lieu de recourir à la norme objective du citoyen ordinaire afin de déterminer si les propos en cause ont diminué l’estime que le citoyen ordinaire porte à la personne visée par les propos. 
[55]        Il importe de retenir que la diffamation ne se définit pas selon l’appréciation subjective de la personne visée par les propos en cause puisque cela reviendrait à dire que le concept de la diffamation est une cible mouvante au gré des sensibilités des individus. Il faut plutôt évaluer le préjudice à travers les yeux du citoyen ordinaire, ce qui permet d’éviter l’appréciation subjective du préjudice et, partant, la stérilisation arbitraire de la liberté d’expression : 
[26]      Le préjudice qui définit la diffamation est l’atteinte à la réputation. Dans notre droit, l’atteinte à la réputation est appréciée objectivement, c’est-à-dire en se référant au point de vue du citoyen ordinaire (Néron, par. 57; Prud’homme, par. 34; Métromédia C.M.R. Montréal inc. c. Johnson, 2006 QCCA 132 (CanLII), [2006] R.J.Q. 395, par. 49).  
[…]  
[28]      C’est l’importance de ces « autres » dans le concept de réputation qui justifie le recours à la norme objective du citoyen ordinaire qui les symbolise. Un sentiment d’humiliation, de tristesse ou de frustration chez la personne même qui prétend avoir été diffamée est donc insuffisant pour fonder un recours en diffamation. Dans un tel recours, l’examen du préjudice se situe à un second niveau, axé non sur la victime elle-même, mais sur la perception des autres. Le préjudice existe lorsque le « citoyen ordinaire estim[e] que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation » de la victime (Prud’homme, par. 34). Il faut cependant se garder de laisser glisser l’analyse du préjudice vers un troisième niveau et de se demander, comme semble l’avoir fait la majorité de la Cour d’appel (par. 73), si le citoyen ordinaire, se portant lui-même juge des faits, aurait estimé que la réputation de la victime a été déconsidérée aux yeux d’un public susceptible d’ajouter foi aux propos de M. Arthur. C’est plutôt ce citoyen ordinaire qui est observé par le juge et qui incarne les « autres ». 
[29]      Le recours à la norme objective du citoyen ordinaire présente des avantages certains, que décrit bien la juge Bich dans ses motifs :   
[Cette norme] a l’avantage de ne pas rendre l’exercice de qualification du propos litigieux et, par conséquent, la détermination du préjudice tributaires de l’émotion ou du sentiment purement subjectif de la personne qui s’estime diffamée. S’il suffisait en effet, pour établir le caractère préjudiciable d’un propos, de faire état de son sentiment d’humiliation, de mortification, de vexation, d’indignation, de tristesse ou de contrariété personnelle ou encore d’un froissement, d’un heurt ou même d’un piétinement de la sensibilité, il ne resterait pas grand-chose de la liberté d’opinion et d’expression. En outre, ce serait faire dépendre l’idée même de diffamation, entièrement, de l’affectivité particulière de chaque individu. [par. 40]   
(Nos soulignements)
Qui plus est, la juge Chatelain rappelle l'importance de regarder les propos dans leur contexte complet et sans isolation pour voir l'impression qui en découle: 
[56]        Par ailleurs, en analysant les propos reprochés, le Tribunal doit se livrer à une analyse contextuelle. Il faut éviter d’isoler les passages d’un texte si l’ensemble jette un éclairage différent sur l’extrait ciblé: 
[38]      Par ailleurs, comme le mentionne le juge Senécal, cité avec approbation par la Cour suprême dans Prud'homme, l'analyse des propos reprochés doit se faire dans la globalité de l'émission où ils ont été exprimés et non en examinant des phrases, chirurgicalement extraites de l'ensemble, comme l’ont fait les intimés tant devant nous que devant le juge de première instance. De même, il faut tenir compte de l’occasion qui suscite le commentaire. Bref, il faut tenir compte de tout le contexte entourant la tenue des propos pour déterminer s'ils constituent une faute : Hill c. Église de Scientologie de Toronto, 1995 CanLII 59 (CSC), [1995] 2 R.C.S. 1130, p. 1141; Société St-Jean-Baptiste de Montréal, précité, paragr. 11. Ce principe a été ignoré par le premier, ce qui constitue une erreur de droit, ceci dit avec égards. Quant à la finalité de cette analyse contextuelle, il faut rappeler que la Cour a déclaré dans l’arrêt Société St-Jean-Baptiste que « les tribunaux ne sont pas arbitres en matière de courtoisie, de politesse et de bon goût » (paragr. 27), un principe ignoré par le premier juge en raison de son désaccord avec cet arrêt. 
[57]        Finalement, les propos diffamatoires peuvent être implicites ou explicites. Ainsi, des propos peuvent être diffamatoires tant pour leur contenu explicite que par les insinuations, les imputations indirectes ou les inférences qui s’en dégagent. La forme de l’expression importe peu, c’est le résultat obtenu dans l’esprit du citoyen ordinaire qui importe. 
[58]        Ceci étant, il n’en demeure pas moins que pour constituer de la diffamation, les insinuations doivent être « suffisamment péjoratives et suffisamment fortes pour qu’une personne ordinaire donne vraisemblablement au propos un sens qui déconsidère la victime ». 
[59]        En tout dernier lieu, il faut bien sûr qu’un lien de causalité soit établi entre la faute et le préjudice. Il s’agit de la troisième composante essentielle de toute action en responsabilité civile.
Référence : [2016] ABD 340

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