Renno Vathilakis Inc.
Je vous le répète souvent: en droit, il faut se méfier des automatismes. C'est le cas en matière de disqualification d'avocats. En effet, on entend souvent dire qu'un cabinet ne pourra jamais agir contre un client actuel, mais il n'en est rien. Comme l'indique l'Honorable juge Gérard Dugré dans l'affaire Plomberie Jenaco inc. c. Habitation Solano II inc. (2016 QCCS 30), il peut exister des circonstances où des avocats seront justifiés d'agir contre un client du cabinet.
Dans cette affaire, la Demanderesse demande à la Cour de déclarer inhabiles les procureurs de la Défenderesse. Elle allègue que lesdits procureurs ne peuvent représenter la Défenderesse puisqu'ils représentent la Demanderesse depuis plusieurs années dans deux dossiers qui sont toujours actifs.
Selon la Demanderesse, les procureurs de la société mise en cause ne peuvent à la fois agir pour les intérêts de la Demanderesse dans d’autres dossiers et à l’encontre de ceux-ci dans le présent dossier. Elle ajoute que cette situation place les procureurs mis en cause en conflit d’intérêts, leur permettant d’avoir des informations privilégiées sur la demanderesse, ses façons de faire, sa philosophie, ses stratégies et ses attentes.
Finalement, la Demanderesse plaide que les obligations déontologiques des procureurs mis en cause impliquent un devoir de loyauté envers elle, ce qui les rend inhabiles à représenter la Défenderesse en l’instance.
Après une revue de la jurisprudence applicable, le juge Dugré souligne que c'est à tort que la Demanderesse voit une situation de disqualification automatique en l'instance. En effet, il rappelle que même dans un cas d'application de la règle de la démarcation très nette, il existe des situations où un cabinet pourra continuer d'agir:
[24] Récemment, dans l’affaire McKercher, précitée, la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer sur la portée de la règle de la démarcation très nette. Dans cet arrêt, la Cour devait considérer la question de l’inhabilité des procureurs qui avaient accepté d’agir en demande pour le groupe visé dans un recours collectif intenté contre le CN qu’ils représentaient au moment d’accepter le mandat du représentant dans le recours collectif. La juge en chef McLachlin, pour une Cour unanime, conclut que l’application de la règle de la démarcation très nette est tributaire des circonstances de chaque affaire. Bref, chaque cas est un cas d’espèce : « En dernière analyse, les tribunaux doivent examiner cette question au cas par cas et écarter l’application de la règle de la démarcation très nette lorsqu’il apparaît qu’un client ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’elle s’applique » (par. 37).
[...]
Appliquant les faits de l'affaire qui nous intéresse à ces principes juridiques, le juge Dugré en vient à la conclusion que le cabinet mis en cause n'est pas inhabile en l'instance:[26] Ainsi, si une situation échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette, le tribunal doit alors se demander s’il existe un risque sérieux que la représentation du client par l’avocat soit affectée de façon appréciable. Le tribunal doit ensuite considérer le devoir de dévouement à la cause du client et le devoir de franchise de l’avocat envers son client. Dans l’arrêt McKercher, le Cour suprême a accueilli le pourvoi et conclut que les procureurs s’étaient placés en situation de conflit d’intérêts en acceptant le mandat du demandeur contre le CN, mais elle a renvoyé l’affaire au tribunal de première instance pour qu’il la tranche conformément aux motifs énoncés dans cet arrêt. La Cour suprême fut d’avis que même si la réparation consistant à une déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire, au moment de déterminer si la déclaration d’inhabilité s’impose, le tribunal doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes.
Je le répète, rien n’est automatique…[29] À la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente affaire, le tribunal est d’avis que les procureurs de la défenderesse ont, de prime abord, enfreint la règle de la démarcation très nette en acceptant le mandat d’agir pour la défenderesse contre la demanderesse alors qu’ils représentaient cette dernière dans deux dossiers – qui n’avaient cependant aucun rapport avec l’action intentée par la demanderesse dans le présent dossier. Toutefois, à la lumière de l’arrêt McKercher, le tribunal est d’avis qu’une exception à cette règle de la démarcation très nette s’applique en l’espèce.
Référence : [2016] ABD 132
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