jeudi 7 avril 2016

Ma critique d'une décision récente relative à l'application du délai de déchéance de 60 jours prévu au Code municipal

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Nous avons souvent indiqué que les délais de prescription et de déchéance commencent à courir dès que la partie demanderesse a connaissance des faits générateurs de sa cause d'action et non à partir du moment où elle connaît le fondement juridique de son recours. Il en est de même pour l'avis de soixante jours prévu par le Code municipal pour dénoncer une réclamation potentielle à une municipalité comme en fait foi l'affaire Dion c. St-Denis-de-Brompton (Municipalité de) (2016 QCCS 1415). Je me dois cependant de dire que je trouve que cette décision pousse ce principe trop loin.



Dans cette affaire, la Défenderesse demande le rejet de l'action intentée par le Demandeur au motif que celui-ci n'a pas respecté le délai de déchéance de 60 jours prévu par le Code municipal pour dénoncer son intention de prendre des procédures contre la municipalité.

Le Demandeur rétorque qu'il a transmis son avis dans les 60 jours de sa connaissance de la cause d'action puisqu'il était dans l'impossibilité d'envoyer l'avis avant de connaître l'assise juridique de son recours (le mauvais fonctionnement du camion de pompier).

L'Honorable juge Claude Villeneuve est d'avis que la position de la Défenderesse est bien fondée et que le recours est manifestement mal fondé. En effet, il souligne que dès la connaissance des faits générateurs du recours, le délai pour donner l'avis de 60 jours commence à courir:
[28]        Dans l’affaire Camping Granby inc. c. MRC de la Haute-Yamaska, le soussigné rappelle qu’il est bien établi en droit que l’envoi d’un avis d’intention de poursuivre une municipalité dans les 60 jours de la cause d’action est une condition d’ouverture préalable et essentielle au droit d’action d’une personne, un véritable délai de déchéance.  
[29]        Le demandeur plaide qu’il ne pouvait pas transmettre son avis avant de connaître ce qui avait pu causer l’interruption de l’approvisionnement en eau.  Il invoque en quelque sorte qu’il était dans l’impossibilité en fait d’agir avant la fin du mois d’avril 2015, ce qui constitue, selon lui, une cause de suspension de la prescription. 
[30]        Le Tribunal n’est pas de cet avis. 
[31]        Premièrement, en donnant raison au demandeur, le Tribunal obligerait les victimes à devoir identifier la cause précise de responsabilité de la municipalité au stade de l’envoi de l’avis et non lors de l’audition sur le fond.  
[32]        Or, selon l’arrêt de principe rendu par la Cour d’appel dans l’affaire Châteauguay (Ville) c. Axa Assurances inc.
« L’avis ne renvoie pas à la nature de la faute mais vise la connaissance de l'identité de la victime, la nature de son préjudice et la valeur de sa perte. »
[33]        Même si, pour avoir gain de cause contre la défenderesse, le demandeur devait éventuellement être en mesure d’identifier et de prouver les actes fautifs des pompiers à l’origine du manque d’eau afin d’écarter l’immunité relative dont bénéficie la défenderesse en vertu de l’article 47 LSI (soit la faute intentionnelle ou la faute lourde des pompiers), il n’avait toutefois pas à le faire au stade de l’envoi de l’avis requis en vertu de l’article 1112.1 CM. 
[34]        L’article 1112.1 CM a justement pour but de permettre à la municipalité de faire son enquête et non aux citoyens de la faire à sa place.  À titre d’exemple, un citoyen qui fait une chute sur un trottoir glacé n’a pas à faire enquête afin de savoir pourquoi la municipalité n’a pas mis d’abrasif sur le trottoir.  Il peut transmettre son avis et intenter son recours s’il subit un préjudice à la suite de cette chute.  L’enquête sur le fond permettra de déterminer si la municipalité a agi avec diligence et entretenu son trottoir selon les normes requises.
Commentaire:

Avec égards, je suis en désaccord avec cette décision, qui se montre trop exigeante quand au devoir de dénonciation de la victime.

L'article 1112.1 du Code municipal prévoit l'obligation de dénoncer le recours potentiel dans les 60 jours de la connaissance de la cause d'action et non pas de la connaissance d'un sinistre. En l'instance, tant que le Demandeur ne sait pas que le sinistre a été causé par une malfonction du camion des pompiers, il ne connaît pas sa cause d'action.

Le juge Villeneuve justifie son raisonnement comme suit:
[36]        Le demandeur savait que les pompiers avaient manqué d’eau pour éteindre l’incendie et dès le soir même, il avait décidé de poursuivre la municipalité.  Rien n’empêchait le demandeur de transmettre l’avis requis en raison des dommages qu’il avait subis. 
[37]        Deuxièmement, en faisant partir le délai de 60 jours pour transmettre l’avis à compter de la date où la personne est en mesure d’identifier précisément la nature exacte du fait fautif, on se trouverait à faire varier la date butoir selon les particularités propres à chaque dossier et selon la rapidité et la diligence à laquelle la victime a été en mesure de trouver l’information lui permettant d’agir.  Quelle serait la limite?  On dénaturerait ainsi l’objectif visé par l’article 1112.1 CM qui est de permettre aux municipalités de réagir rapidement afin d’être en mesure de planifier ses dépenses et de gérer adéquatement les fonds publics. 
[38]        Troisièmement, il est bien établi en droit que la prescription ne commence à courir que lorsque les trois conditions suivantes pour donner naissance au droit d’action sont réunies : la faute, le préjudice et le lien de causalité. 
[39]        Il faut cependant distinguer entre la cause d’action et la connaissance des faits générateurs du droit d’action.  Pour reprendre l’expression des auteurs Hétu, Duplessis et Vézina : « six mois de la cause d’action veut donc dire six mois de la date de l’événement malheureux ».
Le problème se situe selon moi au niveau du paragraphe 39 parce que la cause d'action ne naît pas toujours à la date de l'évènement malheureux, mais plutôt à la date de connaissance de la faute (d'ailleurs, le juge Villeneuve le souligne lui-même au paragraphe 38 de son jugement). Le jour de l'évènement, on est rarement au courant de la faute commise.

Respectueusement, le juge Villeneuve confond date du sinistre et date de la cause d'action quand il donne l'exemple suivant au paragraphe 34 de son jugement:
[34]        L’article 1112.1 CM a justement pour but de permettre à la municipalité de faire son enquête et non aux citoyens de la faire à sa place.  À titre d’exemple, un citoyen qui fait une chute sur un trottoir glacé n’a pas à faire enquête afin de savoir pourquoi la municipalité n’a pas mis d’abrasif sur le trottoir.  Il peut transmettre son avis et intenter son recours s’il subit un préjudice à la suite de cette chute.  L’enquête sur le fond permettra de déterminer si la municipalité a agi avec diligence et entretenu son trottoir selon les normes requises.
Avec égard, cet énoncé est inexact. Si on tombe sur un trottoir, on ne peut simplement intenter un recours et alléguer que l'on est tombé et donc que celui doit être en raison d'une faute de la municipalité. Comme la Cour d'appel l'a réitéré à plusieurs reprises, les soupçons ne sont pas suffisants pour donner naissance à une cause d'action.

Dans Dufour c. Havrankova (2013 QCCA 486), la Cour d'appel posait clairement le principe et indiquait ce qui suit:
[2] Avec égards, elle a cependant commis une erreur en fixant le point de départ de la prescription à la date à laquelle les appelantes ont cessé de consulter chacun des intimés, ou à l'époque à laquelle les appelantes ont consulté des avocats (été et automne 2007). Selon les allégations de la procédure introductive d'instance, les appelantes ont appris l'existence d'une possible erreur de diagnostic en janvier 2008, de sorte que leur recours, intenté en décembre 2010, n'était pas prescrit. 
[3] Les démarches dont fait état la pièce R-3/I-3, y compris auprès de certains avocats, à l'été et à l'automne 2007, n'établissent pas qu'à cette époque, les appelantes, qui n'avaient que des soupçons et recherchaient des réponses à leurs maux, connaissaient déjà la cause d'action. Les soupçons, en l'espèce, n'étaient pas suffisants pour faire naître leur droit d'action au sens de l'art. 2880 du Code civil du Québec. Les actions en justice ne sont pas des pêches à l'aveuglette et l'on ne poursuit pas quelqu'un dans le but de découvrir qu'il nous a causé préjudice, mais bien parce que l'on est, déjà, raisonnablement certain qu'il a commis une faute ayant causé préjudice.
Le soir de l'incident, la connaissance par le Demandeur du fait que les pompiers ont manqué d'eau n'est qu'un soupçon de comportement fautif de la part des pompiers. Ce n'est qu'au moment où le Demandeur est avisé que le camion a mal fonctionné que sa cause d'action naît.

Les délais de déchéance prévus dans les diverses lois municipales sont déjà assez contraignants (et certains diront drastiques). Ceux-ci causeront véritablement des injustices si les tribunaux interprètent la date de naissance de la cause d'action comme on le fait dans cette affaire.

Référence : [2016] ABD 139

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