vendredi 8 janvier 2016

La disqualification d'un cabinet n'est pas automatique même lorsqu'il agi contre un client actuel

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Je vous le répète souvent: en droit, il faut se méfier des automatismes. C'est le cas en matière de disqualification d'avocats. En effet, on entend souvent dire qu'un cabinet ne pourra jamais agir contre un client actuel, mais il n'en est rien. Comme l'indique l'Honorable juge Gérard Dugré dans l'affaire Plomberie Jenaco inc. c. Habitation Solano II inc. (2016 QCCS 30), il peut exister des circonstances où des avocats seront justifiés d'agir contre un client du cabinet.


Dans cette affaire, la Demanderesse demande à la Cour de déclarer inhabiles les procureurs de la Défenderesse. Elle allègue que lesdits procureurs ne peuvent représenter la Défenderesse puisqu'ils  représentent la Demanderesse depuis plusieurs années dans deux dossiers qui sont toujours actifs.

Selon la Demanderesse, les procureurs de la société mise en cause ne peuvent à la fois agir pour les intérêts de la Demanderesse dans d’autres dossiers et à l’encontre de ceux-ci dans le présent dossier. Elle ajoute que cette situation place les procureurs mis en cause en conflit d’intérêts, leur permettant d’avoir des informations privilégiées sur la demanderesse, ses façons de faire, sa philosophie, ses stratégies et ses attentes. Finalement, la Demanderesse plaide que les obligations déontologiques des procureurs mis en cause impliquent un devoir de loyauté envers elle, ce qui les rend inhabiles à représenter la Défenderesse en l’instance.

Après une revue de la jurisprudence applicable, le juge Dugré souligne que c'est à tort que la Demanderesse voit une situation de disqualification automatique en l'instance. En effet, il rappelle que même dans un cas d'application de la règle de la démarcation très nette, il existe des situations où un cabinet pourra continuer d'agir:
[24]        Récemment, dans l’affaire McKercher, précitée, la Cour suprême a eu l’occasion de se prononcer sur la portée de la règle de la démarcation très nette. Dans cet arrêt, la Cour devait considérer la question de l’inhabilité des procureurs qui avaient accepté d’agir en demande pour le groupe visé dans un recours collectif intenté contre le CN qu’ils représentaient au moment d’accepter le mandat du représentant dans le recours collectif. La juge en chef McLachlin, pour une Cour unanime, conclut que l’application de la règle de la démarcation très nette est tributaire des circonstances de chaque affaire. Bref, chaque cas est un cas d’espèce : « En dernière analyse, les tribunaux doivent examiner cette question au cas par cas et écarter l’application de la règle de la démarcation très nette lorsqu’il apparaît qu’un client ne peut s’attendre raisonnablement à ce qu’elle s’applique » (par. 37).  
[25]        La juge en chef énonce quatre limites à l’application de la règle de la démarcation très nette au devoir de loyauté d’un procureur : (1) cette règle s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat; (2) cette règle ne s’applique que dans le cas de clients aux intérêts juridiques opposés; (3) cette règle ne peut être invoquée avec succès par une partie qui cherche à en abuser; et (4) cette règle ne s’applique pas non plus lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que son cabinet d’avocats n’agisse pas contre lui dans des dossiers sans lien avec le sien (par. 33 à 37). La juge en chef résume ainsi sa pensée :  
[41]   La règle de la démarcation très nette est précisément ce que son nom indique : une règle prévoyant une ligne de démarcation très nette.  Elle ne peut être réfutée ou autrement atténuée.  Elle s’applique à la représentation simultanée dans des dossiers ayant un lien entre eux et dans les dossiers qui n’en ont pas.  Toutefois, sa portée est limitée.  Elle s’applique uniquement lorsque les intérêts immédiats des clients s’opposent directement dans les dossiers où occupe l’avocat.  Elle s’applique uniquement aux intérêts juridiques, et non aux intérêts commerciaux ou stratégiques.  Elle ne peut être invoquée pour des raisons d’ordre tactique.  Et elle ne s’applique pas lorsqu’il est déraisonnable pour un client de s’attendre à ce que le cabinet d’avocats n’agira pas contre lui dans des dossiers n’ayant aucun lien avec le sien.  En présence d’une situation qui échappe à la portée de la règle, le critère applicable consiste à se demander s’il existe un risque sérieux que la représentation du client par l’avocat soit affectée de façon appréciable. [italiques dans l’original] 
[26]        Ainsi, si une situation échappe à la portée de la règle de la démarcation très nette, le tribunal doit alors se demander s’il existe un risque sérieux que la représentation du client par l’avocat soit affectée de façon appréciable. Le tribunal doit ensuite considérer le devoir de dévouement à la cause du client et le devoir de franchise de l’avocat envers son client. Dans l’arrêt McKercher, le Cour suprême a accueilli le pourvoi et conclut que les procureurs s’étaient placés en situation de conflit d’intérêts en acceptant le mandat du demandeur contre le CN, mais elle a renvoyé l’affaire au tribunal de première instance pour qu’il la tranche conformément aux motifs énoncés dans cet arrêt. La Cour suprême fut d’avis que même si la réparation consistant à une déclaration d’inhabilité peut devenir nécessaire, au moment de déterminer si la déclaration d’inhabilité s’impose, le tribunal doit tenir compte de toutes les circonstances pertinentes.
Appliquant les faits de l'affaire qui nous intéresse à ces principes juridiques, le juge Dugré en vient à la conclusion que le cabinet mis en cause n'est pas inhabile en l'instance:
[29]        À la lumière de l’ensemble des circonstances de la présente affaire, le tribunal est d’avis que les procureurs de la défenderesse ont, de prime abord, enfreint la règle de la démarcation très nette en acceptant le mandat d’agir pour la défenderesse contre la demanderesse alors qu’ils représentaient cette dernière dans deux dossiers – qui n’avaient cependant aucun rapport avec l’action intentée par la demanderesse dans le présent dossier. Toutefois, à la lumière de l’arrêt McKercher, le tribunal est d’avis qu’une exception à cette règle de la démarcation très nette s’applique en l’espèce.  
[30]        En effet, le tribunal estime que la demanderesse ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que la règle de la démarcation très nette s’applique en l’instance. D’ailleurs, c’est la demanderesse elle-même qui a retenu les services d’autres procureurs pour poursuivre la défenderesse, cette dernière étant représentée de longue date et dans de nombreux dossiers par les procureurs mis en cause.
Référence : [2016] ABD 12

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