mardi 23 juin 2015

Pour conclure à poursuite-bâillon au stade préliminaire, il faut retrouver un élément d'intimidation, une tentative de faire taire le défendeur ou l'abus

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Le juge qui est saisi d'une requête préliminaire par laquelle la partie défenderesse recherche une déclaration à l'effet qu'elle fait l'objet d'une poursuite-bâillon est dans une position difficile. D'un côté, la jurisprudence lui enseigne la prudence et la retenue, de l'autre le législateur lui demande de sanctionner rapidement les poursuites-bâillon. Dans l'affaire Khadir c. Melançon (2015 QCCS 2702), l'Honorable juge Claude Champagne jongle avec ces principes et indique qu'au stade préliminaire, il faut retrouver un élément d'intimidation, une tentative de faire taire le défendeur ou l'abus pour conclure à poursuite-bâillon.
 

À l'égard du contexte factuel de l'affaire, je vous renvoi au résumé des faits du juge Champagne:
[4]         Au mois de septembre 2013, Khadir, un député à l’Assemblée nationale du Québec, était invité à commenter l’actualité sur les ondes du 98,5 FM. L’animateur de l’émission voulait alors savoir ce que le défendeur pensait des propos tenus par le député de la Coalition Avenir Québec Jacques Duchesneau au sujet de la prétendue consommation de stupéfiants d’André Boisclair, ancien chef du Parti québécois.  
[5]         À cette occasion, Khadir a laissé entendre que Melançon organisait des cocktails de financement pour le Parti québécois et qu’il donnait des « cours 101 » de financement illégal. De plus, il associait le demandeur à un certain Tony Accurso. 
[6]         Le 21 novembre 2013, Khadir a reconnu dans une lettre d’excuses que ses propos étaient trop imprécis et confus. Il rétracta donc ceux-ci. La lettre en question fut par ailleurs signée dans le cadre d’une transaction entre les parties. 
[7]         Toutefois, le défendeur fera d’autres affirmations le 10 décembre 2013 lors de la même émission. Il qualifiera alors le demandeur de « bag man » auprès du Parti québécois à la fin des années 90, le décrivant aussi comme le principal argentier de ce parti politique pendant la même période. De là découle donc le recours en dommages de Melançon contre Khadir.
D'avis que le recours intenté contre lui est une poursuite-bâillon, le Défendeur présente une requête ne rejet. Il allègue en effet que le recours intenté n'a d'objectif que de le museler.
 
Le juge Champagne analyse la question et en vient à la conclusion qu'il ne peut - à ce stade - conclure à poursuite-bâillon en l'absence d'un élément d'intimidation, d'une tentative de faire taire le Défendeur ou d'abus:
[21]        À l’audience, chacune d’elles a présenté une minutieuse argumentation appuyée par plusieurs pièces et de nombreuses autorités. Cela démontre en apparence la complexité de l’affaire. En raison du principe de prudence, cette Cour ne peut donc conclure à première vue à un abus de procédure. 
[22]        La poursuite intentée par Melançon semble rencontrer les trois premiers critères de la poursuite-bâillon en ce sens (1) qu’il s’agit d’une poursuite judiciaire, (2) entreprise contre des organisations ou des individus et (3) engagés dans l’espace public dans le cadre de débats mettant en cause des enjeux collectifs. 
[23]        Cependant, rien dans les agissements du demandeur ne démontre sommairement qu’il tente de limiter la liberté d’expression de Khadir en se tournant vers les tribunaux pour l’intimider, l’appauvrir et le faire taire. Il n’y a pas ici de conduite blâmable ni de multiplication malicieuse et inutile des procédures. La demande de Melançon peut paraître justifiée en droit en regard des règles générales de la responsabilité civile. 
[24]        Khadir se plaint que les dommages-intérêts qu’on lui réclame sont exorbitants. Un certain courant jurisprudentiel a établi que les montants réclamés ne peuvent permettre à eux seuls de conclure à un abus de procédures. Ceci vaut autant pour les dommages compensatoires que pour les dommages punitifs, ces derniers s’évaluant au cas par cas selon les critères de l’article 1621 C.c.Q. 
[25]        Finalement, la prétention de Khadir que Melançon veut le museler et limiter sa liberté d’expression dans le cadre d’un débat public en demandant au Tribunal de réserver son droit de réclamer des dommages-intérêts additionnels est sans valeur. En effet, l’article 199 C.p.c. autorise une telle demande car si elle est faite, il n’en résultera pas une demande entièrement nouvelle.
Commentaire:

Vous le savez, je suis un grand défenseur de la liberté d'expression, mais le jugement rendu ici par le juge Champagne me semble parfaitement juste. En effet, il faut éviter de voir dans ton recours en diffamation intenté suite à une déclaration publique une poursuite-bâillon puisqu'il n'était certes pas l'intention du législateur d'abolir le recours en diffamation.

La trame factuelle de l'affaire laisse également présager un débat légitime sur la question de la diffamation, de telle sorte que l'approche adoptée par le juge Champagne me semble pleinement respectueuse de l'intention du législateur et des enseignements jurisprudentiels en la matière.

Référence : [2015] ABD 247

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