mardi 24 mars 2015

La cour supérieure donne une définition extrêmement restrictive des poursuites-baillons

par Karim Renno
Renno Vathilakis Inc.

Les dispositions touchant à enrayer les poursuites-bâillon en droit québécois sont encore relativement jeunes de sorte que leur champ d'application n'est pas encore bien défini. La décision récente rendue dans l'affaire Loto-Québec (Société du jeu virtuel du Québec inc.) c. Poker Trail Management Inc. (2015 QCCS 1045) traite de la question.


Dans cette affaire, les Défendeurs sont poursuivis par la Demanderesse en dommages pour diffamation. Ils contrent cette poursuite par une requête en rejet d'action en vertu des articles 54.1 C.p.c. et suivants, alléguant que la poursuite est abusive et constitue une poursuite-bâillon. Ils demandent aussi une condamnation en dommages compensatoires et punitifs. 
 
L'Honorable juge Chantal Lamarche en vient à la conclusion que la requête des Défendeurs doit être rejetée puisque les conditions nécessaires à l'existence d'une poursuite-bâillon ne sont pas réunies. Entre autres choses, la juge Lamarche est d'avis que l'on doit se retrouver dans un contexte de débat public et d'enjeux collectifs:
[41]        La notion de poursuite-bâillon implique donc nécessairement une poursuite dans un contexte de débat public et d’enjeux collectifs.  
[42]        Cette notion de débat public a également été définie par la jurisprudence.  
[43]        Ainsi, la Cour d’appel dans l’arrêt Acadia Subaru c. Michaud réfère à la défi­nition qu’en a donnée la Cour suprême dans l’arrêt Grant c. Torstar 
[105]    Pour être d’intérêt public, une question [TRADUCTION] « doit être soit de celles qui éveillent l’attention publique de façon démontrable ou qui préoccupent sensiblement le public parce qu’elles concernent le bien-être de citoyens, soit de celles qui jouissent d’une notoriété publique considérable ou qui ont créé une controverse importante » : (…). La jurisprudence relative au commentaire loyal [TRADUCTION] « fourmille d’exemples où le moyen de défense fondé sur le commentaire loyal a été accueilli à l’égard de sujets allant de la politique aux critiques de restaurants ou de livres » (…).  L’intérêt public peut découler de la notoriété de la personne mentionnée, mais la simple curiosité ou l’intérêt malsain sont insuffisants. Il faut que certains segments de la population aient un intérêt véritable à être au courant du sujet du matériel diffusé  
[106]    L’intérêt public n’est pas confiné aux publications portant sur les questions gouvernementales et politiques, comme c’est le cas en Australie et en Nouvelle-Zélande. Il n’est pas nécessaire non plus que le demandeur soit un « personnage public » comme l’exige la jurisprudence américaine depuis Sullivan. Dans ces deux cas, l’intérêt public est défini de façon trop étroite. Le public a véritablement intérêt à être au courant d’un grand éventail de sujets concernant tout autant la science et les arts que l’environnement, la religion et la moralité. L’intérêt démocratique pour que se tiennent des débats publics sur une gamme de sujets de cette ampleur doit se traduire dans la jurisprudence. 
             [Soulignements du Tribunal] 
[...] 
[48]        En effet, en l'espèce, la poursuite judiciaire n’est pas engagée dans l’espace public dans le cadre d'un débat mettant en cause des enjeux collectifs (le débat public) et visant à limiter la liberté d'expression de Poker Trail qui neutralise leur action quant à des enjeux collectifs ou publics.   
[49]        Le dossier porte plutôt sur le contenu d'une vidéo et de quelques déclarations de Messieurs Boyer et Martel à l'égard de la violation alléguée par Loto-Québec d'un contrat de commandite convenu avec Poker Trail et des conséquences de cette  violation pour Poker Trail. 
[50]        Poker Trail a beau soutenir que le débat est public parce que Loto-Québec allègue que la vidéo a été rendue publique dans ses procédures, cela n’en fait pas un débat public au sens où la Cour suprême l’a défini dans l’arrêt Grant c. Torstar et repris par la Cour d’appel dans l’arrêt Acadia Subaru c. Michaud.  Il ne faut pas confondre entre le fait que plusieurs personnes et à la rigueur tout le Québec a été mis au courant des paroles qui sont considérées diffamatoires ou encore même des procé­dures qui ont été entreprises en dommages eu égard à ces paroles diffamatoires et un débat engagé sur la place publique mettant en cause des enjeux collectifs. 
[51]        En l’espèce, l’enjeu est purement privé même s’il implique une société d’État.   
[52]        Il ne s’agit pas non plus d’un dossier mettant en cause des enjeux collectifs même si le poker a plusieurs adeptes. 
[...] 
[57]        Il apparaît aux yeux du Tribunal que Poker Trail tient à faire un débat populaire avec un dossier de nature privée en diffamation et en dommages contractuels et extra­contractuels à l'égard d’une entente de commandite qui existait entre Poker Trail et Loto-Québec.  C’est le choix de Poker Trail d’agir ainsi.  
[58]        Cependant, il faut comprendre qu’un débat populaire n’est pas un débat public au sens de l’article 54.1 du Code de procédure civile et de l’arrêt Grant c. Torstar de la Cour suprême. 
[59]        Il convient de rappeler ici les propos de la juge Matteau dans l’arrêt Complexe Estrie Enviropôle inc. c. Lavigne où aux paragraphes 35 et suivants elle indique :
Commentaires:
 
Avec beaucoup d'égards, je pense que c'est une définition beaucoup trop restrictive du champ d'application de la protection contre les poursuites-bâillon. En restreignant le champ de telles poursuites aux débats publics et collectifs, ont exclu la très grande majorité des affaires où l'intervention des tribunaux est nécessaire.
 
Un des objectifs du législateur en édictant les articles 54.1 C.p.c. et suivants était d'enrayer les cas où une personne utilise les tribunaux pour "fermer la trappe" de la partie adverse. Que ce soit dans le cadre d'un débat public et collectif ne devrait pas avoir d'incidence sur la question.
 
L'exemple classique de la poursuite-bâillon est celle où un employeur - pour écraser un syndicat ou une association de travailleur - intente une poursuite monstre en dommage contre eux. Pourtant, un tel scénario ne rencontrerait probablement pas le test de débat public et collectif qu'utilise ici la juge Lamarche.
 
Pour être clair, ce n'est pas que je pense qu'on a affaire ici à une poursuite-bâillon (ce qui n'a certes pas aider les Défendeurs en l'instance est que le conclusions de leur requête en rejet me semblent être assez farfelues au niveau des dommages, mais bon), mais plutôt que je ne suis pas d'accord pour dire qu'une tel poursuite ne peut exister que lorsque la liberté d'expression qui est supprimée tend vers un débat public et collectif en essence.
 
D'ailleurs, comme le démontre l'affaire Savoie c. Thériault-Martel (2013 QCCA 1856), un litige de nature essentiellement privée peut donner lieu à une poursuite-bâillon.
 
Référence : [2015] ABD 117

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